Tracer ou tracking une personne « COVID », La fin d’une vie plus juste et en commun justifie-t-elle ces moyens ?

 

Par A de Broca (24 avril)

Alain de Broca MD, PhD

Tracer ou tracking une personne « COVID »,

La fin d’une vie plus juste et en commun justifie-t-elle ces moyens ?

 

Auteur Alain de Broca MD, PhD

 Tracer est un mot plutôt fashionable (à la mode). Il fait bon demander à chacun de tracer sa vie, son itinéraire. D’ailleurs, nombreux sommes-nous à être heureux de pouvoir montrer autour de soi les différentes sorties faite à pied, en vélo grâce à ses outils numériques (montres connectées, smartphones avec autant d’applications que possibles) qui analysent la vitesse, la distance, les dénivellations négatives et positives effectuées en moins de temps qu’il ne le fallait. Nous n’oublions pas non plus les caractéristiques de la physiologie (cœur, respiration, sudation, calories, glycémie, etc.) envoyées sur un site non sécurisé ! La panoplie du parfait homme tracé est déjà bien mise en place.

 Un confinement de 6 semaines, accepté par la plus grande partie de la population, du fait de la guerre déclarée à un « hyper méchant virus inconnu» permet d’enlever toutes envies de sortir des sentiers battus. Le smartphone qui a servi de validation du sport quand  j’étais dans ma chambre du fait du confinement va pouvoir enfin servir à « me » protéger des méchants virus en m’alertant dès que je pourrais passer auprès de lui. La question peut se poser cependant autrement. L’humain a la propension de pouvoir renvoyer à celui qui est différent une image d’agresseur.  En fait, ce n’est pas en passant à côté du virus que je suis alerté mais d’un passant, transformé en porteur de virus. L’autre tend à devenir l’envahisseur puisque le virus qu’il porte pourrait « sauter » sur moi. L’autre devient alors le cheval de Troie. Comment faire pour ne pas me faire violer par ces choses que je ne domine pas ? Haro donc sur celui- celle qui pourrait être contaminée et donc contaminante ! Et pour cela, comment faire ? Pourquoi ne pas inventer une brigade de la bonne hygiène avec des logiciels qui permettrait de tout régler [1] ?

La déshumanisation de l‘autre risque d’être ainsi peu à peu mise en place. L’autre ne deviendrait  plus l’autre, autre que moi-même, mais un mobile perverse, qui sans le savoir pourrait me rendre malade ? La mise en place de cette manière de parler d’autrui a été à la base des atrocités faites entre différentes ethnies comme nous le rappellent malheureusement certaines atrocités du siècle dernier, nous prouvant que l’humain peut atteindre des sommets de violence envers autrui dès qu’il a dénaturé son humanité en transformant l’autre en porteur de maladie, et en désubjectivant la personne au point de ne voir autrui que comme un « cafard » (drame du Rwanda) [2].

La finalité de cette traçabilité semble être importante. La diffusion du virus doit être endiguée. Le virus est contagieux.

Faut-il cependant craindre ce virus pour tous ? Les éléments chiffrés actuels montrent que non [3] : en effet, la population pédiatrique ne présente pas de signes symptomatiques importants. Les adultes de moins de 80 ans sans pathologie non plus si ce n’est  parfois un sévère syndrome grippal et très exceptionnellement un besoin de ventilation sur quelques jours.

La mortalité des personnes atteintes de covid19 est forte mais spécifique à une population fragile. Elle est aujourd’hui (dans notre pays riche, non malnutri, en bonne forme physique) liée aux morbidités graves qui elles sont aussi liées à la grande vieillesse. Rappelons que cette grande vieillesse (au-delà de l’espérance de vie) est permise dans notre pays grâce à la prise en charge médico-sociale généralisée (assurance maladie) permettant que chaque vie est actuellement soutenue parfois de manière extrêmement fine avec toutes les médications possibles, dans un équilibre très précaire que l’atteinte virale déstabilise fortement  au point d’arrêter cette vie. 

Vivre en confinement perpétuel n’est bien sûr pas envisagé. Il faut proposer des stratégies adaptées pour que chacun se sente assuré de ne pas être mis en danger quand il reprendra une vie sociale. Il est évoqué  le traçage des personnes atteintes du virus. Comment organiser cela et quels sont les dangers éthiques que ce traçage peut avoir ?  Afin d’avancer dans ce projet, il a été évoqué de mettre en place des brigades de traceurs pour que le système soit efficace comme le souligne les sud-coréens.  Une des questions éthiques est liée au risque  de mettre en place des outils qui auront comme finalité de bipper entre des personnes qui se croiseront ? Quelles réactions les uns et les autres vont-ils avoir lors de ces signalements ?  La peur de se trouver face à un malade ne va-t-il pas amener chacun à se défier des autres ?  Une autre question est posée par le fait que cette mesure risque de rompre le secret médical ? 

Ces questions ont été déjà longuement discutées notamment lors de l’épidémie mondiale liée au VIH. Le secret médical a été de tout temps mis en avant pour ne pas stigmatiser le malade.  D’ailleurs, aujourd’hui et pour respect pour la personne atteinte (déontologie du secret médical), le médecin ne peut pas dire à une personne que son partenaire est malade du SIDA et pourtant cette personne risque d’être atteinte à vie si le partenaire malade ne prend pas des précautions. Le risque d’infecter le partenaire n’a pourtant pas amené à proposer de mettre une application  sur leur smartphone pour que toute personne qui s’en approcherait ait l’information afin qu’il /elle n’ait pas envie d’avoir une relation avec elle.

La question éthique posée est donc aujourd’hui de savoir si pour des raisons de santé publique le smartphone du voisin a à devenir le meilleur ami de la délation.  

Sortir du confinement est pourtant bien le souhait de tous, socialement et économiquement.

La société a été bien mise à mal depuis ces dernières semaines. Comment construire une société pacifiée alors qu’elle a été meurtrie par le fait de ne pas pouvoir enterrer ses défunts [4], par le fait que les jeunes des quartiers défavorisés ont été bien isolés par le confinement dans leur quartier sans aucun soutien (ni associations, ni aides sociales), par le fait que de très nombreuses personnes âgées ont subis très difficilement le confinement extrême depuis 5 semaines (avec dépression, troubles musculaires, perte de poids etc.) [5] ou par le fait que les malades d’autres maladies se sont sentis de trop et ont repoussé à plus tard les soins dont ils avaient aussi besoin ? Ne serait-il pas cependant paradoxal que le smartphone devienne l’outil de l’ostracisation quand il a permis grâce aux applications de vidéo de supporter le confinement et la séparation ? 

Ainsi, le traçage via le smartphone ne prend peut être plus de sens  quand on évoque tous les aspects éthiques déjà soulevés et ceux posés par les sénateurs français ces jours derniers [6], mais aussi quand on pense à tout ce qu’il faut dépenser pour se fournir en matériels de base pour se protéger avant de trouver des financements pour cette brigade et le développement d’une telle application ? 

Il semble, bien au contraire, que chacun doit avancer la tête haute, avec un masque encore quelques semaines. Et si nos mains ne peuvent pas encore se donner les unes aux autres pour faire du lien, que nos cœurs et nos yeux soient à l’unisson pour construire un monde vivable plutôt que de regarder le voisin comme un porteur de virus. 

Et puisque par chance, la maladie chez les enfants est bien supportée voire inaperçue, pourquoi ne pas évoquer le fait que plus vite ils auront contracté le virus, plus vite ils pourront gambader et venir donner de la joie aux plus anciens ou autres confinés qui en auront bien besoin, en attendant un vaccin dans les mois à venir.

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Références

  1. Bienvault P. A quoi ressembleront les brigades de traçage lors du déconfinement ? La Croix. 21.04.2021
  2. Vallière Luhahe G., Rogon F . Rwanda après le génocide des Tutsi : les juridictions " Gacaca ", une justice pédagogique, pénale et restauratrice. Elsevier - Masson ; Ethique et santé, 2017 : 78-85.
  3. de Broca A. Est-on cynique à vouloir discuter des chiffres ? www.ethique-hdf.fr/detail-article-covid-19/ publié le 16.04.2021 ou à lire sur Facebook site ERER-
  4. CCNE Position du CCNE sur le décret 2020-284 du 1er avril 2020empêchant tout enterrement digne. www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/fichier_communiques_presse/position_ccne_-_decret_2020-384_1er_avril_2020_-_17.04.20.pdf.
  5. CCNE réponse à la saisine du gouvernement pour les EHPAD et USLD. www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ccne-_reponse_a_la_saisine_du_26.03.20_renforcement_des_mesures_de_protection_en_ehpad_et_usld_0.pdf
  6. Sénat - France Coronavirus: numérique et sortie de crise ? http://www.senat.fr/presse/cp20200414b.html


Alain de Broca est médecin, docteur en philosophie et directeur de l'espace éthique régional des Hauts-de-France