Sur le sort des personnes dépendantes en institution : malaises et inconnus

 

Par Stéphane Zygart (21 avril 2020)

Stéphane Zygart, docteur en philosophie et enseignant à l'université de Lille

 

Sur le sort des personnes dépendantes en institution : malaises et inconnus

 

Auteur : Stéphane Zygart, PhD

Le grand nombre de morts en EHPAD liés à l'épidémie de Covid-19 et l'évocation de pratiques de tri médical indexées sur des handicaps quelconques [1] pour décider de l'accès aux thérapeutiques les plus techniques provoquent un malaise que les différentes explications et relativisations possibles n'arrivent pas à lever. Les caractéristiques du virus, les conditions matérielles et institutionnelles de prise en charge, les mises en perspectives statistiques ou démographiques n'empêchent pas les doutes, les hésitations et la gêne.

Les lacunes durables de matériels médicaux qui favorisent la propagation du virus et aggravent ainsi le bilan des décès tout comme les recours aux priorisations paraissent difficilement justifiables, étant donné notamment la nature techniquement simple des fournitures manquantes (masques et tests). La mise en œuvre de ce qui s'apparente à une médecine du tri, bien qu'adossée qu'à des critères uniquement biomédicaux et bien qu'il n'y entre aucun critère d'utilité sociale comme l'ont rappelé le Comité National d'Éthique et la Société de Réanimation de Langue Française, ne va pas sans entraîner, malgré tout, des égarements ou des glissements infondés autant que généraux. Ainsi, dans le cas des handicapés les différents types de handicap, qui vont de l'incapacité à la dépendance jusqu'à la faiblesse, se retrouvent unifiés face au Covid 19 dans "le handicap" ou "les personnes handicapées" [2]. La dévaluation mécanique de la valeur des personnes âgées ou handicapées et des liens sociaux, affectifs, quotidiens dans lesquels celles-ci sont prises hante d'autant plus les rationalisations possibles que, dans divers pays aux modes de vie similaires, de semblables abandons radicaux ont eu lieu, sans un mot, ne laissant d'autres traces que leur fait. Des résidents d'EHPAD (ou d'établissements équivalents) ont été retrouvés morts ou délaissés dans des institutions vides en Espagne et au Canada [3]. S'agit-il d'exceptions dramatiques ou de l'expression d'un partage ?

Ces inquiétudes se trouvent étayées et leur caractère collectif renforcé par la manière dont les informations à ce sujet sont rendues publiques. En effet, la minutie arithmétique des décès à l'hôpital ne s'applique pas aux vieux ni aux invalides dépendants. Pour les premiers, elle fut donnée tardivement, se fait encore par des échantillonnages qui ne sont pas complets à l'échelle du territoire français [4]. Pour les seconds, la totalisation des décès n'a été effectuée que tardivement par les pouvoirs publics, et initialement relayée par des associations [5] qui se chargent de repérer et de collecter les données disponibles, elles aussi lacunaires [6]. Les alertes au sujet des pratiques de tri non conformes aux logiques médicales sont quant à elles peu relayées tandis qu'il est remarquablement impossible d'accéder à de quelconques traces documentaires, bien que l'existence tant des pratiques que des documents ait été officiellement reconnue [7]. Et si les récits au sujet des EHPAD sont désormais répandus dans les journaux nationaux, les médias régionaux et associatifs sont les seuls supports d'information qui assurent une publicité sur ce qui se passe dans les institutions médico-sociales à destination des personnes handicapées [8]. La puissance de la dénégation gouvernementale au sujet d'éventuelles pratiques de tri défavorables par principe à ces personnes frappe également : "Je ne peux pas imaginer que cette pratique existe" [9]. Son imagination serait tout aussi impossible que sa réalité - bien qu'on en parle.

Cette dernière torsion logique signale un tabou, où il n'est pas possible de savoir au sujet d'une chose pourquoi on n'en parle pas ou peu : choix délibéré ? Incapacité ? Absence réelle ? Soustraction aux regards ? Toutes ces éventualités peuvent être envisagées à des degrés divers. Et ici, la référence au " tabou ", aux lacunes et aux étrangetés des discours, vaut beaucoup moins par elle-même que par les causes qu'il s'agit de lui trouver. Pourquoi non pas cette impossibilité, mais ces difficultés à parler et à savoir actuellement autour des personnes en EHPAD et en institutions médico-sociales ? On dira peut-être que ce type de difficultés est courante actuellement, et que d'autres populations voient leurs souffrances sinon causées, du moins aggravées par l'invisibilité sociale et parfois médiatique dont elles peuvent faire l'objet : SDF, migrants, étudiants, prostitués, chibanis, pauvres, détenus... Les malades voire les morts du Covid 19 à domicile ne sont, d'une manière générale, pas forcément connus. Le cas des personnes handicapées ou âgées en établissements est cependant spécifique, car leur placement en institutions devrait permettre, et même impliquer d'avoir directement des informations précises à leur sujet, sans qu'il soit préalablement nécessaire de lutter pour donner à voir ce que certaines situations sociales particulières provoquent de souffrances et de dégâts sanitaires pendant l'épidémie de Covid 19.

Pourquoi donc ces discours malaisés, ces informations rares, précaires ? Est-ce dû à la façon dont le sort de certains vieux et certains handicapés révèle l'étendue des conséquences de certaines pénuries de matériel ? Sans doute pas. Ce type de manque concerne actuellement à peu près tout le monde, et n'a pas empêché, auparavant, que la situation des services hospitaliers soit rendue publique. Est-ce dû alors au soupçon de fautes des soignants ? Non plus, puisque les témoignages s'accordent sur leur dévouement à la tâche dans ces établissements. Le nombre de morts serait-il en cause ? On parle pourtant moins des handicapés - dont la mortalité reste pour l'instant contenue - que des personnes en EHPAD. Est-ce que la fin de vie des personnes dépendantes serait un sujet délicat à évoquer ? On peut l'admettre, cela n'empêche pourtant pas qu'on en ait abondamment parlé ces dernières années, et que le problème soit largement public.

Faut-il alors aller voir du côté des représentations que nous nous faisons des personnes âgées et handicapées dépendantes ? Mais de quelles représentations précises s'agirait-il, et pourquoi limiteraient-elles les discours ? La dépendance est quelque chose de connu dans nos sociétés et n'entraîne pas systématiquement de silences ou de problèmes, moins encore que la fin de vie. À rechercher quelque chose d'indicible ou d'impubliable, on se tromperait de toutes façons : car les représentations, les savoirs, les données sont là, partielles mais présentes. Ce ne sont pas les causes d'une impossibilité de dire qu'il faut chercher, mais celle d'une difficulté. Il faut non pas comprendre un refoulement, mais une fuite, non pas identifier un indicible mais un problème - sans écart possible entre soi et les autres.

L'épidémie de Covid 19 ne provoque pas seulement des choses dont il serait difficile de parler. Elle révèle également, par le cours journalier des impuissances et des délaissements, les conditions habituelles de soin dans les EHPAD et les institutions médico-sociales : précaires, sous-dotées, désarmées en moyens. Mais ces difficultés sont aussi celles des hôpitaux généraux, que l'épidémie a définitivement mises en lumière. Pourquoi serait-il plus compliqué d'en parler dans un cas plutôt que dans un autre ? On peut croire que ne se révèlent pas seulement des défauts économiques, dans le cas des EHPAD et des institutions médico-sociales, mais une ignorance sur ce qu'il conviendrait d'y faire, même avec plus de moyens. Il n'y aurait non pas une honte et des questions de gouvernance à poser suite à un dénuement coupable, mais un point aveugle sur ce qu'est soigner les personnes handicapées ou âgées en institutions. Nous ne sommes peut-être pas capables, d'un point de vue collectif, de concevoir pleinement le soin à ces personnes et son institutionnalisation : problème non de la fin de vie, non des moyens sanitaires, non des rapports entre économie et société, mais problème de ce qui est fait avec les personnes handicapées et âgées, y compris et surtout lorsqu'elles sont soignées.

Les modèles de soin sont en effet en suspens dans ces institutions. Deux motifs, qui peuvent se croiser, y amènent les pensionnaires : des motifs sanitaires, par rapport auxquels seuls des environnements adaptés peuvent garantir la santé des personnes dépendantes par des soins réguliers ; des motifs sociaux, où le quotidien des familles ou des proches des pensionnaires ne peut se dérouler sans le secours d'institutions tierces. Les institutions médico-sociales interviennent, comme leur nom l'indique, pour des raisons sanitaires ou des raisons sociales. Ces raisons peuvent être mêlées. Elles sont surtout amenées à se confondre au sein des établissements, le temps passant. Qu'on y entre pour des raisons médicales ou pour des raisons sociales, le médical ne peut que s'y mêler à la socialisation ou la socialisation s'y teinter de médical.

Or, les rapports sociaux, les rapports à autrui, ne peuvent évidemment pas tenir dans la seule médecine - d'autres choses les constituent, d'autres activités, égalités, inégalités, etc. Symétriquement, la médecine ne peut tenir lieu de toute socialisation. Elle ne peut fournir à elle seule qu'une socialisation appauvrie, et aboutir à son insuffisance et à son manque de signification si elle n'est pas corrélée à autre chose qu'elle. Mais qu'est-ce qu'une socialisation ou une "vie avec" alors qu'une grande part ne peut en être comprise par des normes somatiques et mêmes thérapeutiques dans des lieux qui sont pourtant définis comme étant de "soins" ? La nécessité de faire autre chose que de rechercher la récupération de normes de santé est un enjeu quotidien pour les personnes qui interviennent en EHPAD ou dans les institutions médico-sociales, nécessité au sens strict, puisque les actes thérapeutiques à y faire y sont réduits, à la fois en termes de besoins et en termes de moyens. Les intervenants répondent à cet enjeu sans aucun doute au quotidien, au contact des corps, des manières de percevoir et de penser, au cours des temps. Mais qu'est-ce que ce "soin", qui comprend des surveillances, la maintenance ou la recherche de conformités sanitaires minimales, de la dispensation de bien-être, et bien d'autres choses au fur et à mesure des inattendus, des attentions et des inattentions ? Qui comprend, en d'autre termes ce qu'additionnent les termes trop commodes de cure et de care, mais aussi d'autres choses, de telle sorte que l'idée unificatrice de soin soit elle-même trop restrictive, trop chargée de tension thérapeutique pour exprimer ce qui se fait avec les personnes âgées et handicapées en institutions. Il est bien difficile d'en donner une idée publique, une idée administrative, et même une formulation claire - pas seulement médecine, pas seulement soin, autre chose, les trois ensemble cependant sans quoi rien ne tient, alors quoi ?

À la différence des interventions en réaction aux maladies aiguës où les idées s'enchaînent face aux drames qui se jouent, ce pourquoi nous voyons à peu près quoi faire au sein des hôpitaux généraux, il nous est très difficile de concevoir ce qui doit être fait, comment le faire et pourquoi face aux personnes âgées et handicapées dépendantes. Nous les laissons habituellement en quelque sorte suspendues à ce qui serait leur temps particulier et leur mode de vie propre sous la protection d'une médecine quotidienne. L'irruption d'une maladie aiguë comme le Covid 19 montre que cette séparation est factice, sans dire cependant à quoi correspondent nos interventions auprès de ces personnes, et en quoi consistent nos côtoiements, à quoi elles devraient correspondre et en quoi ils devraient consister. Faute de réponse simple, l'absence de sens pré-défini de ce qui se déroule dans ces établissements est un problème récurrent que les intervenants ne cessent de résoudre au fil des jours, mais où l'absence de réponse publique, commune, sociale ne peut qu'entraîner la relégation de ces établissements dans une zone grise et appauvrie.

Ce problème a une expression on ne peut plus pratique en temps d'épidémie : celle de la non déconcentration des personnes handicapées dépendantes. On ne parle peut-être guère de leur cas pour une raison particulière, pas encore envisagée : parce que la situation actuelle des établissements pour personnes handicapées montre que l'on ne parvient pas à s'en occuper correctement, alors que des malades potentiels y sont concentrés même s'ils n'ont pas nécessairement de fragilités particulières.  Pourquoi les populations de ces établissements n'ont pas été déconcentrées ? Alors que des contraintes sanitaires, notamment en termes de transport et d'usage des équipements à l'extérieur des établissements l'expliquent pour les personnes âgées dont les vies sont systématiquement mises en jeu par le Covid 19, la question reste posée pour les personnes handicapées aux fragilités variables. On peut être surpris de la fermeture de certains établissements pour raisons sanitaires, une fois passée une très brève fenêtre donnée aux familles pour reprendre les proches, tout comme il est impossible de savoir ce qui a permis aux unes de les reprendre et pas aux autres [10]. Le grippage sanitaire des institutions, les hésitations des proches se jouent sur cette ligne de l'indéfinition de ce qu'il convient, pour nous, sans habitude ni catégories efficaces, de faire avec les personnes handicapées dépendantes.

Ce ne sont sans doute pas les spectres de la fin de vie ou de la maltraitance qui rendent difficile de parler des personnes âgées ou handicapées en ce moment, car la fréquentation des formes contemporaines de la fin de vie est de plus en plus habituelle, et l'épidémie ne cause pas la maltraitance en masse dans les établissements. Le problème est bien plutôt l'hésitation sur ce qu'il convient de faire avec ces personnes, l'ignorance avec elles des façons de préserver, différencier et assembler ce qui relève de la médecine, ou du soin, ou d'autre chose, en tous cas dans nos conceptions médicales et sociales communes et dicibles.

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Références

  1. Pour ce qui est des personnes handicapées, voir cette information du 3 avril de l’AFP, qui porte sur le Grand-Est et qui a provoqué une réaction gouvernementale le 4 avril : . Pour la confirmation officielle de ce type d’informations, voir les questions du Sénat
  2. Les critères de tri parfois cités sont en effet ceux de « niveau » de handicap , que ceux-ci aient des incidences sur la résistance physique ou non, le Ministre de la Santé, Olivier Véran, ayant quant à lui évoqué, pour la rejeter, un tri défavorable pour des motifs de « handicap psychique » ou « cognitif ». Voir par exemple ce verbatim
  3. Sur le quasi abandon d’une maison de retraite au Canada, voir ici et sur les abandons en Espagne découverts par l’armée espagnole, voir ici.
  4. Le premier bilan officiel comprenant les EHPAD dans une perspective d’ensemble fut présenté le 2 avril 2020. Pour la situation et ses motifs à la date du 10 avril, voir par exemple ici.
  5. Par exemple le Collectif Citoyen Handicap, qui a proposé une première mise en avant de ces données le 11 avril 2020.
  6. Sur les délais de signalement, voir par exemple la p. 5 des dernières statistiques publiées par Santé Publique France, le 16 avril
  7. Voir par exemple le mode de transmission des informations
  8. Le moteur de recherche du journal Le Monde renvoie une réponse pour les recherches « covid handicap » et « coronavirus handicap », plus de 40  pour la seule recherche « coronavirus EHPAD » (effectué le 20 avril). On trouve des chiffres et des témoignages par exemple dans Le Parisien, Var-Matin, Le Courrier Cauchois, Ouest France...
  9. La formule a été mise en avant par de nombreux médias d’information, voir par exemple le lien en note 7.
  10. Suivant les récits et les témoignages, le maintien ou non en établissement est diversement souhaité par les institutions et les familles. Sur l’exemple d’un délai de 24 heures laissé pour faire ce choix, voir ici.


  •  Stéphane Zygart est docteur en philosophie, enseignant à l'Université de Lille et membre de la commission consultative de l'EEHU de Lille