Tri à tous les étages. Des soignants « upgradés » plutôt que des décisions dégradées.
Tri à tous les étages.
Des soignants " upgradés " plutôt que des décisions dégradées.
Auteurs : Pierre Valette MD, PhD et Robin Cremer MD, PhD
Le système de santé est en mode damage control, expression forgée par l'U.S. Navy pour traduire une procédure qui permet le maintien de l'objectif opérationnel malgré une atteinte de l'intégrité du bâtiment de guerre. L'expression a été conceptualisée en chirurgie au début des années 1990 pour revenir à l'ordre du jour en novembre 2015 après les attentats terroristes survenus à Paris.
L'objectif de la DGS et des ARS est le maintien de l'offre de soins non différés en regard de la nécessaire adaptation des capacités d'accueil hospitalières des nombreuses victimes des complications pulmonaires du Covid-19 attendues.
Le 18 mars, Le Parisien annonçait : "Faute de places suffisantes en réanimation, des soignants dans les zones les plus touchées par l'épidémie nous confient avoir renoncé à intuber des patients de 70 ans, déjà malades" et relayait le désarroi d'une infirmière de Mulhouse : "Oui, on commence à trier les patients". Le 20 mars, le journal Les Échos publiait : "Alors que le pic de l'épidémie est attendu dans les prochaines semaines, les places en réanimation vont se raréfier. Dans les cas les plus extrêmes, la situation pourrait imposer un tri des malades qui pourront en bénéficier".
Pour aider les soignants, le gouvernement a défini un arbre décisionnel. "Un score de fragilité devrait aider le clinicien dans sa pratique". Pour reprendre l'expression entendue à France Culture : "l'Italie nous tend un miroir, osons le regarder".
Certains professionnels de santé parlent de choix éthique (sous-entendu "à l'italienne" !), ou de nouvelle éthique...
En réalité, tout l'exercice médical tient dans la décision ou choix délibéré au sens aristotélicien d'une optimisation des désirs sous l'effet des contraintes. Hiérarchiser, qualifier, catégoriser, trier... participent de notre entendement, lequel détermine notre aptitude à embrasser les possibles, à bien délibérer.
Il est crucial dans ces moments difficiles que le corps soignant et tout particulièrement le corps médical se réapproprie ce qui fait de la médecine son essence même : un exercice éthique permanent. Il n'y a pas de surgissement nouveau de l'éthique au sein de notre pratique puisque l'éthique est chevillée au corps de la médecine par un lien indéfectible, voire une consubstantialité. La médecine est entièrement éthique, au sens entendu par ce mot : la régulation des bonnes relations humaines.
Aujourd'hui, le besoin exceptionnel de lits de réanimation agit comme une tache aveugle des pratiques habituelles, un angle mort qui met à nu l'éthique médicale, la rendant ainsi visible là où elle avait été quelque peu masquée par le confort de notre exercice routinier dans un système de santé en surcapacité. Là où nous nous cachions quotidiennement derrière un arbre décisionnel pour justifier nos pratiques ou pour nous affranchir de certaines responsabilités, nous devons aujourd'hui aller au-delà de ces algorithmes, sans perdre de vue les objectifs fondamentaux qui avaient guidé leur élaboration pour le "temps de paix".
Aucune éthique nouvelle n'est à convoquer en tant que prêt-à-penser dans une période où, plus que jamais, il faut une médecine cousue main, agissant au cas par cas, au présent. Nous avons besoin d'une médecine dont l'éthique régit l'exercice de l'intérieur plutôt que de procédures qui en modulent les carences depuis l'extérieur.
Que cela signifie-t-il en pratique ? Nous n'avons rien à attendre de procédures dégradées, nous avons besoin de doper notre capacité décisionnelle.
Puisqu'il n'y aura pas de zone arrière en capacité de suppléer les défaillances, chaque maillon de la chaîne de soins devra exercer la totalité des responsabilités qui lui sont dévolues, sous peine de surcharger le maillon suivant. Chaque directeur d'établissement devra utiliser à plein la marge de manœuvre qui est de son ressort pour adapter les consignes et règlements à la situation locale. Chaque "manager" devra motiver son équipe, se mettre à son service pour lui faciliter la tâche et obtenir sa confiance en montrant sa capacité à commander. Chaque soignant, et particulièrement chaque médecin, devra décider sur place la meilleure attitude pour chaque patient, compte tenu de sa situation singulière mais aussi des capacités de la filière de soin en aval.
Faire son travail en pleine responsabilité ne signifie donc pas travailler seul. Au contraire, il sera de la responsabilité de chacun se faire aider par ceux que l'exercice routinier a entraîné à décider, notamment dans les situations d'abstention thérapeutique, de soins palliatifs et d'arrêt des traitements. Le recueil des souhaits du patient et de ses proches, la collégialité et le recours à l'expertise devront être accélérés et tracés, même si ils prendront probablement des formes inhabituelles.
Pierre Valette est médecin et docteur en philosophie, chef de service du SAMU du Pas-de-Calais. Il est membre du conseil d'orientation de l'espace éthique des Hauts-de-France et auteur de l'ouvrage "Ethique de l'urgence, urgence de l'éthique", PUF, 2013
Robin Cremer est médecin et docteur en éthique médicale, coordonnateur adjoint de l'espace éthique du CHU de Lille et directeur adjoint de l'espace éthique régional des Hauts-de-France