Les temps d'une épidémie

 

Par Stéphane Zygart (30 mars 2020)

Stéphane Zygart, docteur en philosophie et enseignant à l'université de Lille

Les temps d'une épidémie

Auteur : Stéphane Zygart, PhD

L'épidémie qui nous frappe actuellement est d'une complexité redoutable ; ses conséquences sociales et économiques semblent ouvrir des perspectives toutes incertaines et toutes vertigineuses, à l'échelle du monde entier. Agir contre elle concrètement, au quotidien, est possible, mais comment en parler, maintenant, et pourquoi, au-delà des urgences et de leur pragmatisme propre ?

Tout semble empêcher des discours d'ensemble solides ou valables : la multiplicité de tout ce qu'il y a à considérer tant d'un point de vue médical que sociopolitique, le fait également que l'épidémie soit en cours, ce qui semble exclure toute prise sérieuse sur ce qui se passe. Il faudrait se taire avant le bilan. Ce serait d'autant plus nécessaire que les effets du virus ont produit de nombreuses séparations, interpersonnelles et sociales - entre qui travaille et qui ne travaille pas, entre les espaces qu'on ne peut plus (faire se) rejoindre, entre les temps ralentis du quotidien et ceux des urgences, etc... Impossible de tout savoir, donc, et même de le prétendre. L'empathie et la compréhension de ceux avec qui l'on se retrouve, ou dont on dépend, se trouve elle-même menacée.

Parler, écrire, semble difficile. À quoi bon, si tout ce que l'on peut dire ne correspond qu'au point de vue du jour, ou à ce que tout le monde dit déjà, sans qu'on puisse réellement s'assurer du vrai et du faux ? Et puis, tout ne peut pas être dit à tout le monde. Il faut protéger l'unité d'abord, ne pas favoriser les conflits ou le désespoir. De toute façon, bien des vécus aujourd'hui se prêtent mal aux mots.

Parler, écrire, pourtant il le faut, sans craindre de s'exprimer sans recul sur ce qui se passe. D'abord, pour préserver la précision des souvenirs malgré le flux des urgences et des tâches, pour que certaines choses restent intactes dans leurs singularités, leur violence et les ruptures qu'elles ont signifiées. Les souvenirs conservés sont en ce sens autant de données qui pourront servir plus tard, personnellement et collectivement. Les données au sens plus classique du terme (chiffres, protocoles, dates, heures, etc.) valent aussi d'être conservées par chacune et chacun, pour les mêmes raisons. Ces données offriront en effet des perspectives multiples, qui garantissent la possibilité de débats et de réflexions futures. En multipliant les traces et les lieux de conservation, nous pourrons éviter les conclusions trop rapides, l'objectivité apparente des conclusions que provoque la pauvreté des sources ou leur centralisation excessive.

Constituer des archives, peut-être. Mais nous n'avons pas que ça à faire. Parler suffit cependant, sans aucun doute, parler aux autres, qui font autre chose que nous de leurs journées ou rien du tout. D'abord parce qu'il s'agit du principal moyen de lutte, et peut-être le seul actuellement, contre la séparation des espaces, des temps, des priorités, des valeurs.

Mais il y a plus important encore dans ce fait de parler à d'autres en dehors de son travail. C'est qu'il y a là autant d'échanges qui pourront plus tard être ré-évoqués, relancés. Les témoignages oraux d'aujourd'hui donnent autant d'occasions de les reprendre plus tard en étant, après-coup, re-sollicités à leur sujet, et éventuellement secourus par cette reprise.

Plus généralement, on ne dit pas quelque chose sans raison, sans croyance, sans motif et sans motivation. Faire ainsi l'effort de s'exprimer va de pair avec le maintien de sa capacité à se projeter dans un avenir, à mi-chemin entre la continuation coûte que coûte et l'anticipation de ce qui pourrait advenir. En cette période d'exception, il est vital de le faire, pour tenir au présent, et aussi pour assurer l'avenir.

En effet, la psychologie comme l'histoire passée montrent que l'on ne parle pas des périodes difficiles que l'on a pu traverser. Les traumatismes en sont une cause. Mais il y a aussi une autre raison à cela. C'est que nul ne veut se remémorer à l'occasion d'une conversation avec d'autres ce qui a pu menacer la vie, la joie et le rapport aux autres. Les discussions collectives visent à escamoter les difficultés une fois celles-ci passées. C'est pourquoi il est important d'aménager dès maintenant par la transmission des expériences, la constitutions des archives, le choix de mots qui pourront aider à mettre les choses en perspective, les conditions pour que ce qui se produit aujourd'hui ne se reproduise plus.


 Stéphane Zygart est docteur en philosophie et enseignant à l'université de Lille