L'Académie de médecine s'interroge sur la place de l'irrationalité dans le soin

Le rapport de l'Académie nationale de médecine, intitulé "Comprendre la place de l'irrationalité dans le soin : quelles conséquences pour la pratique et la formation des soignants ?", a été adopté lors de la séance du 26 mars 2024.
Pour aboutir à ce document, un groupe de travail s'est penché sur cette question, en se réunissant à plusieurs reprises et en auditionnant 23 experts.
A la fin du rapport, le groupe de travail propose des préconisations et recommandations pour mieux faire face à l'irrationalité dans le champ du soin.

Le groupe de travail fait le constat d'une défiance croissante de la société vis-vis de la médecine occidentale. La pandémie de Covid-19 a mis en évidence l'adhésion d'une partie de la population à des thèses complotistes. Ce climat favorise un recours de plus en plus important à des thérapies non conventionnelles. Pour l'Académie de médecine, cette situation représente "un danger pour le maintien et le développement d'une pratique médicale efficace et sûre"[1]. Pour convaincre de ce danger potentiel, elle rappelle que, dans certaines urgences comme le purpura fulminans[2], le relativisme culturel atteint ses limites puisque la probabilité de survie sera quasi nulle en l'absence d'antibiothérapie.

Pour tenter d'éclaircir la genèse de ce climat de défiance, plusieurs éléments d'explication sont avancés dans le rapport, notamment les fraudes et autres atteintes à l'intégrité scientifique.
En outre, la volonté de renforcer l'autonomie des patients, en particulier depuis la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (dite loi Kouchner), a permis l'émergence d'un mouvement d'émancipation. Mais, ce faisant, cette dynamique amène aussi les personnes à faire parfois des choix thérapeutiques potentiellement délétères pour leur santé.
Enfin, le rapport insiste sur "une possible dérive dogmatique"[3] de l'Evidence-Based Medicine (EBM)[4]. En effet, l'EBM a été détourné de son esprit initial[5] en accordant une place hégémonique à sa composante "rationnelle", objective (les données de la recherche scientifique) et en affaiblissant sa composante subjective (l'expérience du clinicien et les préférences du patient). Il en résulte des pratiques de soin qui laissent de moins en moins de place à la subjectivité. Les professionnels, invités à "rentrer dans le rang", deviennent presque interchangeables et les patients ont trop souvent le sentiment de ne pas être considérés dans leur globalité (considération pour leurs attentes et leur vécu intime, et pas seulement leurs caractéristiques biologiques). "La rencontre clinique proprement dite" est reléguée au second plan[6]. Ainsi, comme mentionné dans l'avis 140 du Comité consultatif national d'éthique[7], "le temps des soignants croise de moins en moins celui des malades".
Or, dans ces conditions (lorsque le patient n'a pas pu exprimer ses préférences ni se sentir responsabilisé), la prise en charge proposée a beaucoup moins de chance d'être efficace (moindre adhésion du patient). Au manque d'efficacité s'ajoute une perte de sens tant du côté des usagers que du côté des professionnels. Cette perte de sens (ou "cette absence de réponse à la question du sens"[8]) explique en partie l'attrait croissant pour les thérapies alternatives mais aussi, côté soignant, la tentation grandissante de changer de métier.

Pour tenter de contrer ce phénomène, l'Académie de médecine propose plusieurs pistes concrètes que nous proposons de synthétiser et reformuler comme suit :
- Dans les pratiques, il s'agirait de revaloriser la dimension relationnelle du soin (le temps passé à écouter, échanger, conseiller) et les soignants devraient être davantage formés à l'écoute (avec des simulations d'entretiens par exemple) ;
- La place des sciences humaines et sociales devrait être renforcée dans les formations et les pratiques professionnelles. Ainsi, les structures de réflexion éthique locales pourraient jouer un rôle central pour renforcer le sentiment d'appartenance à un collectif, diffuser une culture de la délibération collective, aiguiser son esprit critique (apprendre à donner son avis, à argumenter), contribuer à restaurer la confiance entre professionnels et usagers et à redonner du sens aux pratiques soignantes[9] ;
- Pour réhabiliter l'EBM dans son esprit initial, "l'utiliser comme un outil de discussion et d'échanges"[10] et mieux outiller les professionnels pour les aider à faire face à la masse exponentielle de publications dans la littérature scientifique (formation renforcée à la lecture critique d'articles) ;
- Mieux outiller également les citoyens, notamment dans les formations du second degré (connaissances dans les domaines de la biologie et des sciences cognitives), afin de les aider à déchiffrer et critiquer les discours complotistes, appréhender la complexité des problématiques de santé, dans la perspective de l'avènement d'une véritable démocratie en santé.

Anne-Caroline Clause-Verdreau


Références

[1] Rapport de l'Académie de médecine, p. 3.

[2] Purpura fulminans : septicémie à méningocoque dans sa forme la plus grave, touchant surtout les enfants et les adolescents, se manifestant par des lésions cutanées nécrotiques.

[3] Rapport de l'Académie de médecine, p. 5.

[4] Ce terme EBM est utilisé pour la première fois dans la littérature médicale en 1992 dans un article du JAMA intitulé "Evidence-Based Medicine. A new approach to teaching the practice of medicine". Ses auteurs, Gordon Guyatt et al., étaient affiliés à l'Université McMaster (Ontario, Canada).

[5] Initialement, cette "médecine fondée sur les preuves" plaçait la décision thérapeutique à l'intersection de trois sphères : les données de la recherche scientifique, l'expérience clinique du praticien et les préférences du patient (valeurs, croyances, choix).

[6] Rapport de l'Académie de médecine, p. 5.

[7] Avis 140 "Repenser le système de soins sur un fondement éthique. Leçons de la crise sanitaire et hospitalière, diagnostic et perspectives"

[8] Rapport de l'Académie de médecine, p. 5.

[9] Voir aussi à ce propos : Anne-Caroline Clause-Verdreau, Laetitia Satilmis, "Démarche evidence-based et réalités multiples : l'apport des sciences sociales pour une efficacité et une éthique d'intervention en santé publique" [chapitre d'ouvrage], in Sylvain Gautier, Laetitia Satilmis, La médecine de santé publique. Une pratique singulière au service des populations, Presses de l'EHESP, à paraître en mai 2024

[10] Rapport de l'Académie de médecine, p. 8.


Télécharger le rapport dans son intégralité sur le site de l'Académie nationale de médecine : https://www.academie-medecine.fr/comprendre-la-place-de-lirrationalite-dans-le-soin-quelles-consequences-pour-la-pratique-et-la-formation-des-soignants/