Stratégie de dépistage : l’oubli de la doctrine
Selon le Ministère de la santé, le succès du déconfinement repose sur le strict respect des règles de distanciation physique dans l'espace social d'une part et d'autre part sur l'instauration d'une stratégie offensive d'identification des cas, de dépistage des cas contacts et d'isolement des cas et de leur contact à risque. La stratégie de dépistage peut se résumer par la recherche des personnes contacts de tout cas confirmés et la recherche des personnes contacts pour toute personne contacts devenant cas confirmé. Le résultat est une progression géométrique du nombre de dépistage à réaliser.
A ce stade, il est logique de se demander ce qui est légal, légitime, efficace, éthique... (textes 1 à 5) dans cette grande manœuvre gouvernementale. Manœuvre doit être entendue au sens militaire du terme. Car le gouvernement n'a cessé de s'exprimer à coup de vocabulaire militaire. Le mot clé est donc "stratégie", nous allons y venir. Le vocabulaire de guerre est la réponse moderne au "Pourquoi ?" de l'épidémie.
Jadis, Dieu - tout puissant et inconstamment aimant - était cause de tout donc aussi des maux de l'homme. On ne déclarait pas la guerre à Dieu au risque de passer à la Question. Les Lumières ont achevé de désacraliser le monde du Créateur et le principe de raison (nihil sine ratione : rien ne survient sans raison) allait durablement pénétrer les consciences - permettant à la science les progrès que l'on connaît. Nous sommes devenus des maniaques du "pourquoi ?". Après Hegel, le projet philosophique de tout ramasser en un seul principe surplombant tous les autres, la totalité ne pouvait plus s'entendre que comme complot pour reprendre l'expression de Fredric Jameson [1]. Aujourd'hui, nous sommes devenus des maniaques du Pourquoi. Et sur la stratégie engagée par le Gouvernement, nous déclinons cette manie dans la question "Pourquoi faire ?" au risque d'aboutir avec déception à la formule exclamative "Tout ça pour ça !"
On prend donc un ennemi - le SARS-CoV 2 en l'espèce - et on lui déclare la guerre. Dans le même temps, République laïque oblige, la punition divine fait place chez le citoyen à la recherche de coupables.
Revenons sur la stratégie, terme militaire qui a pénétré toutes les disciplines : que veut-on faire ? Ici, dépister. La tactique est comment s'y prend-on ? Ici par trois niveaux incarnés par trois systèmes : les professionnels de santé libéraux, l'Assurance maladie et l'ARS.
Mais en amont de toute stratégie, il y a toujours une doctrine et celle-ci se dissimule aujourd'hui en s'affichant au regard de tous telle La lettre volée d'Edgar Poe. Aussi, attachons-nous au réel objectif du gouvernement : prouver que "le virus ne circule plus" [2] afin d'offrir aux français un retour à la vie normale - entendue comme relance de l'économie par un retour au travail pour tous et à la pleine consommation pour les plus favorisés. Exercice périlleux car les incertitudes sur le virus et son comportement persistent. Avec à la clé, la possibilité d'un reconfinement en cas de résurgence de cas graves.
On avait esquivé la doctrine initiale qui était le maintien du système de santé français "quoi qu'il en coûte" [3] et on s'est focalisé sur les crises dans la crise : pénurie de masques, pénurie de tests, chloroquinophilite aiguë (maladie virale très contagieuse)... De même, on s'attache aujourd'hui, à juste titre, à la pertinence, l'efficacité, à la légalité, la légitimité, sans parler de la faisabilité, de la stratégie de traçage des personnes présumées porteuses du virus SARS-CoV 2. Mais l'échelle de la santé publique n'est pas l'échelle humaine du soin. Peu importe les faux négatifs du RT-PCR, les 25 % de perdus de vue attendus, l'essentiel est d'obtenir quotidiennement un chiffre, ce qui mettra l'exécutif à l'abri des critiques et de la Cour de justice. A ce jour, la Cour de justice compte plus d'une soixantaine de plaintes déposées contre les membres du gouvernement [4].
Dans notre société démocratique et libérale occidentale où l'on pense que l'individu est tout et le peuple rien, on a oublié que la communication de tout régime politique passe par les chiffres, ce que Joseph Staline résumait avec un cynisme inégalé : "la mort d'un homme, c'est une tragédie ; la disparition de millions de gens, c'est la statistique". Et pour paraphraser le petit père des peuples, ce qui compte, ce n'est pas le dépistage en lui-même, c'est comment on compte le nombre de cas !
Il est toujours blessant de prendre conscience que notre propre personne ne compte pour rien dans un dispositif, qu'elle est un zéro face à l'infini du système et du monde pour reprendre le titre français du roman d'Arthur Koestler [5].
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Références
- La totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l'imaginaire contemporain, trad. Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007.
- Le virus ne circule que par métonymie. Ce sont les hôtes de ce virus qui circulent et permet au virus de se multiplier.
- Robin Cremer. Traçage des porteurs du virus ; quel est le but visé ? Espace éthique des Hauts-de-France Stopcovid - texte N°1.
- Jacques Follorou, Le Monde, 13 mai 2020.
- Le zéro et l'infini, trad. Jérôme Jenatton, Paris, Calmann-Lévy, 1945.
- Pierre Valette est médecin, docteur en philosophie et chef de service du SAMU du Pas-de-Calais