Le traçage et le droit (StopCOVID- texte N°5)

Le groupe de reflexion de l'espace éthique des Hauts-de France (Nathalie Assez, Alain de Broca, Louis de Carbonnières, Robin Cremer, Nathalie Ducarme, Marie Lamotte, Yann Serreau, Margaux Taccoen, Stéphane Zygart) propose une série de textes sur le traçages des porteurs du virus de la Covid-19.

Ce cinquième texte interroge les principes du droit.

 

Ces textes signés de leur auteur reflètent tous des points de convergence (accord fort ou accord faible) identifiés lors des discussions du groupe.

Pr. Louis de Carbonnières, Université de Lille

Marie Lamotte, étudiante en master de droit à l'université d'Amiens-Picardie

 

Le traçage et le droit    

Louis de Carbonnières, Marie Lamotte   

  

La stratégie du traçage est d'identifier, tester, isoler, avec comme perspective une mise en quarantaine forcée. Voilà que ce rend légal la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire en organisant la possibilité de mesures de quarantaine, voire d'isolement. La loi permet aux préfets, sur proposition du directeur de l'ARS de prononcer de telles mesures individuelles, qui doivent heureusement être motivées. Le conseil constitutionnel a validé ce régime, certes avec une réserve d'interprétation sur l'isolement complet qui n'était pas selon lui, accompagnées de garanties " quant aux obligations pouvant être imposées aux personnes y étant soumises, à leur durée maximale et au contrôle de ces mesures par le juge judiciaire " et qu'il s'agissait bien de mesures privatives de liberté. Bien qu'écarté de principe, l'isolement complet reste à l'article 3 de la loi du 11 mai 2020.

L'enjeu est crucial pour les libertés fondamentales, plus particulièrement pour la liberté d'aller et venir. En effet, nous sommes désormais face au dilemme annoncé il y a quelques années par Axel Türck : Le XXe siècle fut le siècle de l'affirmation des libertés fondamentales, le XXIe siècle sera celui de leur nécessaire hiérarchisation. Aujourd'hui, la volonté d'enrayer l'épidémie de Covid 19 demande aux pouvoirs publics et à la société d'arbitrer entre plusieurs libertés fondamentales tout aussi légitimes : celle de la sécurité collective, ici dans son aspect sanitaire, celle de la liberté de déplacement et celle de la vie privée. Ou comment l'idée d'un traçage pour circonscrire une maladie devient un enjeu majeur des libertés fondamentales ?

Engourdis dans une relative torpeur intellectuelle, nous nous pensons protégés par des textes constitutionnels ou à valeur constitutionnelle, garants intangibles de nos libertés. Nous sommes rassurés par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, rassérénés par l'article 2 du quatrième protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui pose une liberté de circulation sans entrave. Et la circulation libre induit le respect de la vie privée dans son exercice. Finalement l'affirmation du respect de la vie privée par l'article 12 de la déclaration universelle des droits de l'homme, renforcée en droit interne par l'article 9 du code civil et développée régulièrement par les décisions du conseil constitutionnel, donne la main à la liberté de circulation.

Mais, comme souvent, on s'arrête aux principes des textes et on lit moins les alinéas suivant qui viennent sournoisement saper l'exercice des droits, mais dont l'application réelle semble tellement improbable qu'elle la rend incertaine. Déjà l'article 4 de la DDHC enlève de la liberté "tout ce qui nuit à autrui", formule dont le vague peut le disputer à l'arbitraire. Pour sa part, l'alinéa 3 de l'article 2 du quatrième protocole prescrit : "L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui". On aura remarqué évidemment l'exception justifiée par la protection de la santé. Comme toujours ces formules vagues permettent toutes les dérives et la décision du conseil constitutionnel du 7 décembre 1979 garantissant la liberté d'aller et venir en devient une simple garantie de principe, relevant presque de l'incantation propitiatoire.

Surtout, la protection de la santé publique est devenue un objectif de valeur constitutionnelle. .On voit ainsi s'opérer une hiérarchisation entre une liberté fondamentale et un objectif de valeur constitutionnelle. Et quand le Conseil donne la priorité à ce dernier en validant les dispositions législatives, il modifie finalement la hiérarchie des normes. Au-delà de la question circonstancielle mais fondamentale de la liberté d'aller et venir, il se pourrait que le Conseil constitutionnel ait mis le doigt dans un engrenage qu'il ne voulait pas mettre en branle, celui de l'articulation des principes constitutionnels et des objectifs de valeur constitutionnels émergents. En agissant par principe de précautions, celles d'empêcher une extension d'une épidémie, il permet qu'une norme des plus récentes parasite les principes de 1789.

Il serait aussi possible évidemment d'invoquer les décisions de principe, comme l'arrêt Benjamin, qui exige une garantie de proportionnalité pour une restriction administrative individuelle par rapport à l'ordre public. Mais peut-on prétendre avec sérieux que les divagations sur la voie publique d'une personne positive au Covid sont une menace à l'ordre public ? Revient aussi en mémoire le classique arrêt Dames Dol et Laurent qui autorise à la suspension des règles habituelles en cas de circonstances exceptionnelles, ici la première guerre mondiale. Mais, là encore, l'invocation politique de la "mobilisation", de la "guerre" contre la maladie, avec "sa première ligne " reste du langage de communication et ne concerne les circonstances particulières de réel temps de guerre des dames Dol et Laurent dont l'activité commerciale à but philanthropique fut entravée par le zèle du préfet de Toulon.

Dans un tel cadre, la validation de la loi du 11 mai 2020 par le Conseil constitutionnel ne constitue pas une grande surprise et la réserve d'interprétation sur l'article 5 pourrait apparaître aux yeux d'esprits chagrins comme une simple coquetterie morale, en relevant que la mesure de quarantaine ne bénéficie pas des mêmes garanties que l'isolement car elle n'est pas subordonnée à un certificat médical confirmant sa nécessité. Ici pourtant, c'est le principe de la mesure qui pose souci. En droit français, on ne peut prononcer une obligation de soin et un enfermement que dans le cas de troubles mentaux. Même les cas de maladie à déclaration comme la tuberculose ne peuvent entrainer pour le patient une obligation de soins et encore moins une rétention administrative. La loi recrée les lazarets et l'enfermement médiéval en léproserie. Cela suppose aussi d'avoir recherché la positivité au virus. Or pour ce faire, il faut l'accord de l'individu que l'on suspecte d'avoir été infecté, car nul ne peut être obligé de se soumettre à un examen médical. Permettre une dérogation est une atteinte grave aux libertés qui suppose à tout le moins que les tests soient fiables à 100%, ce qui n'est pas le cas. Et les symptômes paraissent au non médecin assez vagues et variables selon les individus pour ne pas suspecter d'autres infections que le covid. Sera-t-on suspect d'être suspect de Covid, dans un mécanisme rappelant les lois de la Terreur révolutionnaire ? Ne serait-on pas alors dans une violation de l'article 66 de la Constitution qui proscrit la détention arbitraire. Or il s'agit bien d'une détention, puisque celui qui examinera le recours sera le juge judiciaire, le juge de la détention et des libertés, alors qu'il s'agit d'une décision administrative. Il ne faut pas se laisser abuser par la durée et parler de quatorzaine au lieu de quarantaine. Cela ne peut abuser que les naïfs, sensibles au charme des sirènes langagières des conseillers en communication qui tentent d'imposer ce barbarisme depuis quelques semaines. Une violation des libertés serait-elle moins grave parce qu'elle est moins longue ? Comment envisager que les personnes suspectes, car ayant été en contact avec une personne tracée trouvée positive, acceptent ne serait-ce que le test ? Certes, il y un recours possible, ce donjon des libertés. Et le conseil constitutionnel exige le recours et son examen dans les 48 heures, comme pour le référé liberté. Mais comme il est examiné par le juge judiciaire, il est possible de considérer que l'on introduit là un habeas corpus. Cependant, la mesure n'est que symbolique : évidemment, le recours ne saurait être suspensif et comment imaginer que le juge ira au-delà d'un examen formel et de la contestation de l'existence d'un certificat médical car ses compétences juridiques ne lui permettront pas d'examiner le recours sur le fond... Au moins, il est acté que la mise en quarantaine engendre une privation de liberté relevant du droit judiciaire.

De ce fait, le traçage ne pourra être mis en place qu'auprès de personnes conscientes de l'importance médicale mais inconscientes des conséquences pour leurs libertés. D'ailleurs l'importance médicale est-elle avérée ? La détection est-elle fiable ? le temps d'incubation et celui de contagiosité sont-ils déterminés sinon avec certitude du moins avec une certaine fiabilité ? A ces seules conditions, une restriction des libertés pourrait paraître envisageable. Il n'existe a priori aucun fondement juridique à emprisonner une personne positive au Covid contre son gré.

Dans ces conditions, l'invocation du RGPD sur l'avenir des données et leur gestion en apparaît un débat qui ne doit pas avoir lieu car il s'agirait de la gestion légale d'un acte illégal sur le principe. Mais admettons. Les données relevées pourraient servir à l'identification des personnes infectées en prescrivant aux suspects des examens de biologie ou d'imagerie médicale pertinents et la collecte des résultats même négatifs. Or, encore une fois, nul n'est obligé de soumettre à un examen, invasif ou non. Les données et examens doivent aussi permettre l'orientation des personnes infectées et susceptibles de l'être vers des mesures d'isolement. On interne bien des suspects. Certes on est plus au XVIIe siècle où l'on marquait les portes des personnes suspectes d'avoir la peste avec une croix apposée à la peinture et où l'on clouait des planches de bois sur les portes des domiciles pour empêcher les malheureux de sortir. La technologie contemporaine nous épargne cette barbarie, mais le bracelet électronique à une partie à jouer

Les libertés fondamentales et le droit en général se méfient de la prophylaxie. Ils préfèrent la responsabilité à posteriori. Il serait peut-être possible de rapprocher le cas des malades du Covid de ceux du SIDA, qui propagent la maladie en ne protégeant pas leurs partenaires. La responsabilité fut envisagée en application de l'article 225-15 du code pénal visant l'administration de substances nuisibles ayant entrainé une atteinte à l'intégrité physique ou psychique d'autrui ". La difficulté sera celle de la preuve de la contamination par une personne donnée à un moment donné, et pour ce qui est du sida, la jurisprudence reste réticente à condamner pour une exposition simple, même si le droit le permet et si la connaissance effective de son état par la personne contaminante n'est pas exigée. Seulement, le mode de contamination très particulier du sida n'est pas celui du Covid, et à ma connaissance, nul ne fut condamné pour avoir transmis la tuberculose ou une maladie virale, en refusant de se soigner.

Le traçage paraît donc inopérant en droit et il reviendrait à traiter l'ensemble de nos concitoyens comme des Mary Mallon, qui eut le triste privilège de voir ses droits bafoués au début du XXe siècle en étant internée pendant vingt-trois ans parce qu'elle était porteur saine de la typhoïde.

L'état d'urgence sanitaire engendre une mutation significative de nos droits et libertés. Mais cette atteinte ne doit pas corroder, corrompre à long terme les valeurs constitutives de la démocratie, des droits de l'Homme et de l'Etat de droit. Orienter ne doit pas devenir obliger. La quarantaine est un ultime recours et non le premier. De là d'autres questionnements évidents : comment s'assurer que la personne en quarantaine respectera son isolement ? Faut-il le bracelet électronique ? L'insertion d'une puce biométrique sous la peau des citoyens ? La dystopie n'est jamais loin.

Le Covid affecte nos libertés, et techniquement, de manière incidente et insidieuse, il remet en cause la hiérarchie des principes constitutionnels, et donc le fondement de notre pacte social. Finalement les gens de l'Antiquité avaient raison : la Liberté a deux fidèles suivantes, Abéodonée et Adéodonée, i.e. la liberté d'aller et la liberté de venir. L'équilibre entre libertés individuelles et protection de la population est difficilement atteignable. Il ressemble trop à la maison si équilibrée de Swift, que le moindre moineau se posant sur le toit faisait s'effondrer.

 


  • Louis de Carbonnières est professeur d'histoire du droit à l'Université de Lille et Président du Conseil d'orientation de l'Espace éthique des Hauts-de-France
  • Marie Lamotte est étudiante en master de droit à l'université d'Amiens-Picardie