L'oubli
Confinement
Auteur : Dominique Peyrat, MD
La tradition juive de la Kaballe rapporte qu'à la naissance d'un enfant, on lui donnait sous le nez une chiquenaude pour qu'il oublie. Oublier quoi ? "parce que s'il n'oubliait pas, la marche du monde[1] le rendrait fou s'il pensait à la lumière de ce qu'il savait". [2]
Avant de naître et vivre, savons nous déjà ? En mourant allons nous redécouvrir, retrouver ce que l'on connaissait auparavant ? Cela expliquerait pourquoi nos morts ne communiquent plus avec nous. Ils ne nous donnent plus de signes, ce silence nous protège, nous laissant dans l'illusion, le bavardage.
Mais si la chiquenaude n'a pu être donnée ou reçue nous aurions une explication à ces sensations si mystérieuses et dérangeantes du déjà vécu. Tous au cours de nos vies nous l'avons ressenti.
Nos patients atteints de la maladie d'Alzheimer sont peut être dans une phase, un cheminement, un renversement où ce n'est pas une perte de mémoire qui les touchent mais une résurgence de ce qu'ils avaient du oublier avant d'être au monde pour le supporter. Non une perte mais un réveil, un retour si terrible, si violent que le seul recours est d'oublier la réalité ( non la possibilité de mourir ce qu'Heidegger a caractérisé comme propre, incessible, esseulante et extrême mais certitude de notre fin [3]) pour persister dans un être non diminué mais différent.
Cette réminiscence ne permettant plus de supporter la marche du monde. Paradoxalement ce qui semble disparaître est retenu. A nous de les regarder non comme des humains incompétents ou même des morts vivants mais comme des personnes complètes, fragiles, autres et tout autant sensibles aux émotions que nous tous. Possédant un non savoir que nous n'avons pas.
Cette hypothèse, cette interprétation offrent une possible réponse à une des interrogations de Paul Ricoeur : Où sont nos morts ? Peut on en tirer une leçon : quand je serai mort, ne vous étonnez pas de n'avoir aucun signe de moi . Gardez moi juste une place dans vos cœurs.
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- La mystique juive apparaît dans une double perspective: elle se propose de déceler l’origine du mal au sein de la Création et d’autre part tente d’éliminer le mal au sein de la nature et de l’homme en accélérant le processus historique qui doit permettre l’avènement de l’être messianique (Rabi, Fascination de la Kaballe, Cahier Borges ,1981)
- Eleazar De WORMS (XII°siecle)
- Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, Grasset,1993)
Dominique Peyrat est médecin généraliste, attaché au service d'addictologie du CHU de Lille et à l'EPSM de l'agglomération lilloise et membre de la commission consultative de l'espace éthique du CHU de Lille.