Position du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur le Décret n° 2020-384 du 1er avril 2020

 

Suite aux remontées des espaces éthiques, le CCNE réitère ses inquiétudes quant aux restrictions sur les modalités d'obsèques en période de pandémie.

Source : CCNE 

17 avril 2020

Position du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur le Décret n° 2020-384 du 1er avril 2020

1. Le décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 complète le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; il s’applique notamment aux dispositions funéraires. Il prévoit que « les soins de conservation sont interdits sur le corps des personnes décédées, que les défunts atteints ou probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès font l’objet d’une mise en bière immédiate, que la pratique de la toilette mortuaire est interdite pour ces défunts ».

2. La publication au Journal Officiel du décret [1], le 2 avril 2020, a provoqué l’envoi au CCNE de nombreuses interpellations et messages convergents émanant des espaces de réflexion éthique régionaux ou des cellules éthiques de soutien, et exprimant une forte incompréhension de la part des professionnels de santé qui ont été en charge des soins jusqu’au décès des patients et des personnes confrontées sur le terrain à l’impossibilité de voir leur proche avant sa mort, puis lors du décès, ainsi que dans les difficultés rencontrées pour l’organisation de funérailles [2]. Ces mesures s’ajoutant aux mesures de confinement déjà opérationnelles pour la famille et les proches qui, ainsi, n’auront pas été en situation d’accompagner leur parent en fin de vie. La « toilette mortuaire », est-il rappelé dans ces messages, constitue une pratique en lien avec le respect du mort, la dignité due au corps, le respect des rites. La « mise en bière immédiate » empêche de facto les présentations du corps aux familles et les derniers adieux, entravant « la transformation du mort en défunt. » Il est noté, par ailleurs, une diversité dans l’interprétation de ces mesures et donc des pratiques mises en œuvre selon les établissements concernés. Ainsi, ces dispositions réglementaires sont très mal comprises, avec leur application parfois excessive et rigide à l’égard de la dignité du défunt et du respect et de l’accompagnement de la famille.

3. Tout en ayant pleinement conscience de l’importance de respecter les mesures sanitaires de protection et de prévention face à l’épidémie covid-19, le CCNE alerte aujourd’hui les autorités ministérielles et adminis-tratives pour qu’elles clarifient et explicitent les conditions d’application de ces mesures, notamment au regard d’autres textes ou circulaires déjà publiés sur la question du soin à porter aux défunts et, par extension, à leurs familles. Il convient par ailleurs de mettre en perspective les risques sanitaires de transmission avec les risques sanitaires psychologiques encourus à long terme pour les familles n’ayant pas pu procéder à une « démarche d’adieu ». Les mesures de privation, qui s’entendent bien évidemment au nom de l’hygiène et du risque épidémique, ainsi imposées sans nuance et de façon brutale, présentent aussi le risque d’engendrer des situations de deuil compliquées, des représentations de la mort pouvant être sources de souffrance et d’angoisse, chez les adultes comme chez les enfants. Cette clarification souhaitée s’adressera aux professionnels de santé, à l’ensemble des familles concernées, ainsi qu’aux professionnels des sociétés funéraires et des chambres mortuaires.

4. La bioéthique ne saurait être définie comme étant seulement « l’éthique du vivant » et a, depuis le début, concerné tout ce qui entoure la mort, dans toutes ses dimensions. Le soin, la dignité, l’humanité trouvent dans la mort, ce qui la précède, ce qui l’entoure, ce qui la suit, une épreuve et une exigence, non pas secondaires, mais premières. La bioéthique implique donc aussi de définir ce que les vivants doivent s’interdire de faire avec les corps des personnes défuntes. Le CCNE constate que ce décret ne va pas dans le sens des démarches éthiques préconisées dans les deux contributions [3] qu’il vient de rendre à la suite des saisines du ministre des solidarités et de la santé. Ces contributions soulignaient qu’il ne fallait pas procéder de manière trop générale et abstraite et toujours réserver un espace permettant d’humaniser et d’adapter les mesures prises, sans évidemment aller à l’encontre du but de santé publique recherché. Pour accompagner ce décret, une circulaire de mise en application pourrait ainsi prendre en compte les principes éthiques formulés par les travaux antérieurs et récents du CCNE. 

5. La séparation entre les vivants et les morts est une codification culturelle qui participe de l’organisation du vivre ensemble. L’histoire atteste que tous les peuples ont toujours cherché à rendre hommage à leurs défunts : ritualiser la mort et accorder une sépulture aux défunts. L’élément constamment présent n’est-il pas la nécessité d’assigner une place aux morts pour que les vivants puissent continuer à vivre ? L’absence de rite funéraire (dont la non présentation du corps du défunt à ses proches) exacerbe la sidération propre au deuil, tout en privant les proches des étapes fondamentales, personnelles et intimes pour la dépasser, ainsi que la souffrance chez les familles endeuillées. Tout ce qui pourra, en cette période, participer à réaffirmer la singularité et la dignité de chaque mort, de chaque deuil constituera une marque d’humanité extrêmement précieuse, qu’aucune célébration ultérieure ne pourra remplacer.

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Références

1 Décret complété par la note de la Direction générale des collectivités locales du 2 avril 2020, mise à jour le 9 avril 2020 : Fiche d’actualité à l’attention des services de préfecture relative aux impacts de l’épidémie de covid-19 dans le domaine funéraire, 15 p.

2 L’expression de ce profond désarroi a été réitérée à l’occasion d’une réunion CNERER-ERER-DGOS-DGS-CCNE le 8 avril 2020, au cours de laquelle la contradiction avec l’avis du Haut Conseil de la Santé Publique du 24 mars 2020 relatif à la prise en charge du corps d’un patient cas probable ou confirmé covid-19 a été largement soulignée.

3 CCNE : covid-19 - Contribution du Comité consultatif national d’éthique : enjeux éthiques face à une pandémie (13 mars 2020), 10 p. et CCNE - Réponse à la saisine du ministère des solidarités et de la santé sur le renforcement des mesures de protection dans les EHPAD et les USLD (30 mars 2020), 5 p.