Vidéosurveillance dans les chambres des résidents d'Ehpad : recommandation de la CNIL et enjeux éthiques
Après avoir mené une consultation publique en 2023, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) publie sa recommandation[1] relative aux dispositifs de vidéosurveillance dans les chambres des résidents d'Ehpad (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes).
La CNIL écarte les raisons apparaissant non légitimes et disproportionnées, à savoir si la caméra n'a pas d'autres fonctions que l'amélioration du service offert au résident en renforçant son "confort" (sera alors privilégié d'autres moyens comme, par exemple, les enquêtes de satisfaction ou le dialogue avec le Conseil de la vie sociale) ou si l'objectif est de jouer un rôle d'alerte en cas de chute du résident dans sa chambre. En effet, concernant le risque de chute pour les résidents ayant une instabilité posturale, plusieurs autres dispositifs alternatifs, moins attentatoires à la vie privée, peuvent être mis en place pour assurer leur sécurité, notamment des capteurs de présence ou des bracelets susceptibles de détecter une anomalie.
En revanche, la CNIL estime qu'un tel dispositif de vidéosurveillance pourrait se justifier en cas de "suspicions fortes de maltraitance" ET "d'échecs des procédures d'enquête interne" pour clarifier la situation.
Des garanties devraient alors être apportées, notamment "limiter l'activation dans le temps", "désactiver le dispositif (...) lors des visites de proches", "informer les salariés", ""flouter", dans la mesure du possible, les parties intimes de la personne concernée".
Éthiquement, la tension principale se situe entre, d'une part, la visée de protection (principe de bienfaisance : faire cesser une situation de maltraitance) et, d'autre part, le respect de la dignité et de la vie privée qui est dû à chaque personne humaine.
Ainsi, dans ces situations de suspicions fortes de maltraitance, la fin visée - mettre le résident en sécurité - peut-elle justifier la mise en place d'un système portant clairement atteinte à sa dignité et à sa vie privée ? Cette atteinte à des droits fondamentaux est-elle proportionnée à l'enjeu ?
Il nous apparaît que, malgré les précautions prises, cette recommandation est éthiquement dérangeante à plusieurs titres.
En premier lieu, tout se passe comme si la technologie de vidéosurveillance pouvait permettre de faire mieux qu'une enquête interne et "jouer une fonction managériale"[2]. En somme, une caméra serait plus efficace, pour clarifier une situation de maltraitance présumée, qu'un travail humain d'écoute de la victime présumée et d'attention à ses plaintes.
En outre, ces dispositifs sont susceptibles d'abîmer la relation de confiance entre l'encadrement et les membres du personnel soignant. Ces derniers peuvent se sentir "fliqués", surveillés par leur hiérarchie, et modifier leur comportement par crainte de la sanction plus que par souci éthique. Quid de la qualité de vie au travail de ces professionnels de santé ?
Par ailleurs, la mise en place d'une vidéosurveillance pourrait s'avérer contre-productive. En effet, les actes de maltraitance pourraient alors être commis dans un autre lieu, en dehors du champ de la caméra, par exemple dans les toilettes ou la salle de douche.
La recommandation de la CNIL précise à ce propos : "S'agissant de la prise d'images dans les lieux d'intimité (toilettes, douches), celle-ci doit être proscrite sauf circonstances exceptionnelles", comme si la chambre à coucher n'était pas vraiment un "lieu d'intimité".
Du reste, quid des maltraitances psychologiques ? Un dispositif de vidéosurveillance peut-il vraiment les détecter ?
De plus, pourquoi faire une exception pour les établissements accueillant des personnes âgées ?[3] Pourquoi, à ce moment-là, ne pas proposer le même dispositif dans d'autres situations de maltraitance présumée, comme par exemple dans les cellules de détenus ou les chambres de patients hospitalisés en psychiatrie, voire au sein du domicile des familles en cas de suspicions fortes de maltraitance sur un enfant ?
Enfin, il s'agit ici de porter attention à la problématique du consentement.
La CNIL insiste sur le fait que "le consentement de la personne concernée devra être recueilli avant l'installation d'un dispositif de vidéosurveillance, y compris lorsque la demande provient de ses proches." Toutefois, même si le résident consent à être surveillé par une caméra et que le but de cette surveillance est légitime, une certaine conception de la dignité invite à penser que ce ne sont pas des raisons suffisantes. En effet, selon la conception française de la dignité, on ne peut pas utiliser son corps comme un moyen. Or, un corps soumis à la surveillance continue d'une caméra est, en quelques sortes, traité comme une chose ou un moyen de solutionner une situation.[4]
En résumé, mettre en place un dispositif de vidéosurveillance dans les chambres de résidents d'Ehpad, en cas de suspicions fortes de maltraitance, apparaît disproportionné au vu de l'atteinte à la dignité que cela entraîne. En outre, le risque est de déplacer le problème, rendant ce dispositif contre-productif.
Il conviendrait plutôt de renforcer les temps de sensibilisation et de prévention de la maltraitance, notamment en consacrer davantage de moyens à la mise en place d'une démarche de réflexion éthique au sein de chacun de ces établissements. Ces temps de réflexion collective et de prise de recul constituent un solide rempart contre le risque de maltraitance, sans doute beaucoup plus efficace qu'une caméra de vidéosurveillance.
Références
[1] Délibération n° 2024-024 du 29 février 2024 portant recommandation relative à la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance au sein des chambres des établissements accueillant des personnes âgées
[2] Didier Tsala Effa, "Modes d'acceptabilité de la vidéo-vigilance en EHPAD : formes primaires et éthique d'organisation", Éthique et santé, 2018
[3] Réflexion développée dans l'Avis 2023/1 de la cellule régionale de soutien éthique de l'Espace de Réflexion Éthique de Nouvelle-Aquitaine, 6 mars 2023
[4] Un exemple illustre parfaitement cette conception française de la dignité. Il s'agit d'une décision du Conseil d'État sur la commune de Morsang-sur-Orge en 1995. Il y avait, dans cette commune, une attraction foraine de lancer de nain. L'argument utilisé par le Conseil d'État pour interdire ce spectacle était que cela était contraire à la dignité. Le nain en question était tout à fait volontaire, d'autant plus que cette activité était son gagne-pain, mais le Conseil d'État a considéré que cette personne ne pouvait pas se traiter elle-même comme un moyen.
Télécharger la recommandation de la CNIL dans son intégralité : Délibération n° 2024-024 du 29 février 2024 portant adoption d'une recommandation relative à la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance au sein des chambres des établissements accueillant des personnes âgées