Soigner n'est pas ficher.

 

Par Vincent Cattoir-Jonville (7 mai)

Vincent CATTOIR-JONVILLE

 

Auteur : Pr. Vincent CATTOIR-JONVILLE

 

Le projet de loi visant à proroger l’état d’urgence sanitaire qui est en examen au Parlement, ces jours derniers, contient un article 6 particulièrement inquiétant et attentatoire aux libertés fondamentales. En vertu de cette disposition : « Par dérogation à l’article L. 1110-4 du code de la santé publique, aux fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19 et pour la durée strictement nécessaire à cet objectif ou, au plus tard, pour une durée d’un an à compter de la publication de la présente loi, des données relatives aux personnes atteintes par ce virus et aux personnes ayant été en contact avec elles peuvent être partagées, le cas échéant sans le consentement des personnes intéressées, dans le cadre d’un système d’information créé par décret en Conseil d’État et mis en œuvre par le ministre chargé de la santé. Ce ministre, ainsi que l’Agence nationale de santé publique, un organisme d’assurance maladie et les agences régionales de santé, peuvent en outre, aux mêmes fins et pour la même durée, adapter les systèmes d’information existants et prévoir le partage des mêmes données dans les mêmes conditions que celles prévues à l’alinéa précédent. Les données collectées par ces systèmes d’information à ces fins ne peuvent être conservées à l’issue de cette durée. »

Cette disposition permet la création d’un fichier visant à ficher tous les individus atteints du covid-19, mais aussi toutes personnes ayant un contact avec ces victimes. Cette création révèle à nos yeux une nouvelle atteinte caractéristique aux libertés fondamentales, et spécialement au droit au secret médical, qui constitue un élément essentiel du droit des malades. Secret médical qui est ici allègrement ignoré voire bafoué.

L’assurance maladie, sans attendre le vote de la loi, sans attendre la position du Conseil Constitutionnel (dont le Président du Sénat M. Gérard Larcher a d’ores déjà annoncé qu’il le saisirait et alors que le Sénat n’a pas approuvé le texte du projet de loi), sans attendre le décret en Conseil d’État qui est prévu par le projet de loi qui doit encadrer ce système, a d’ores et déjà annoncé dans une note signée par Nicolas Revel, Directeur Général de la Caisse Nationale de l'Assurance Maladie les modalités de ce nouveau fichage. Il tient en deux points essentiels relatifs au malade et à ses contacts :

« Les médecins de ville, et particulièrement les médecins généralistes, constitueront le premier maillon de cette organisation. Vous aurez évidemment la responsabilité, comme c'est déjà le cas, de prendre en charge vos patients atteints du COVID-19, de leur faire réaliser un test et d'assurer leur suivi tout au long de leur maladie. Mais vous serez aussi invité à vous engager fortement dans la recherche de leurs contacts afin d'aider à leur identification.

Deux catégories de cas contacts rapprochés peuvent être distinguées :

  • les personnes résidant au même domicile que le patient : le médecin devra systématiquement recueillir les informations les concernant (nom, prénom, NIR, date de naissance, adresse, coordonnées téléphoniques et adresse mail) ;
  • les personnes (hors cellule du domicile du patient) ayant eu un contact avec le patient dans les 48 heures précédant l'apparition des premiers symptômes dans les conditions suivantes : échanges d'une durée d'au moins 15 minutes sans masques avec un éloignement de moins d'un mètre (mêmes données à recueillir). Le médecin aura le choix d'assurer lui-même le recueil de ces informations ou d'en confier la tâche, en tout ou partie, à des plateformes départementales (dite de niveau 2). »

Les questions qui se posent de façon fondamentale sont les suivantes : Est-ce que le fichage de renseignements concernant des malades et leurs contacts est un acte de soin relevant des missions des acteurs de la santé publique ? Est-ce compatible avec le respect du secret médical ? Est-ce conforme à l’éthique médicale ? Peut-il être effectué sans le consentement des patients et de leur entourage ?

La question du fichage a toujours été très problématique en France et a nécessité en 1978 la création de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL crée par la loi du 6 janvier 1978) pour encadrer cette pratique. L’avis de la CNIL, très circonstancié, a été sollicité même si le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet de loi a estimé qu’il n’était pas nécessaire (C.E., avis sur un projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, n° 400104, du 1er mai 2020). D’où nos interrogations quant à la précipitation du Directeur général de l’assurance maladie.

Ce qui est surtout très problématique, ce sont les mécanismes d’incitation au fichage : il est prévu à ce stade par l’assurance maladie le versement d’une rémunération complémentaire aux honoraires du médecin estimée à une majoration de 30 € par consultation ou télé consultation détectant un malade affecté par le Covid-19 à laquelle s’ajoutera une somme entre 2 € et 4 € par contact supplémentaire transmis. Si on peut tenter de justifier ce fichage en avançant l’idée que la connaissance de la population pathogène et de ses contacts (population pathogène estimée en devenir) relève dans ce cas d’une politique de santé publique, pourquoi la rendre payante ? Les médecins sont-ils des contrôleurs, des enquêteurs ? Une politique de santé publique est-elle réellement possible en démocratie sans éthique ?

Il est malheureusement à craindre que le Conseil d’État, comme à son habitude depuis le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire n’y trouve aucune violation des libertés fondamentales (voir nos précédentes chroniques dans ces colonnes : « Tri de malades et référé liberté », ERER-HdF 14 avril et « Le Conseil d’Etat et le tri des malades », ERER-HdF 16 avril 2020. Certes depuis le Conseil d’Etat a tenté de se forger une nouvelle virginité dans un arrêt du 30 avril dernier : C.E., ordonnance de référé, 30 avril 2020, req. n° 440179, « Fédération Française des Usager de la Bicyclette », dans lequel il donne raison en partie aux requérants en affirmant que « l’utilisation du vélo relève de la liberté d’aller et venir et du droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, et que l'absence de clarté des positions du Gouvernement y portait une atteinte grave et manifestement illégale »).

Il est également à craindre que le Conseil Constitutionnel ne censure pas cette loi, position qui fut déjà la sienne lors de l’examen de la loi instituant l’état d’urgence sanitaire (Décision n° 2020-797 du 26 mars 2020) en se retranchant derrière un concept nouveau celui de « circonstances particulières » (voir Maxime Charité, « La théorie des « circonstances particulières » dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel », dans RDLF 2020 chr. 41 ) pour couvrir une violation manifeste de la constitution !

On risque, malheureusement assister à un nouveau recul de la protection de libertés fondamentales en France. Notre République n’est-elle pas en train de basculer de plus en plus d’un état de droit dans un état de police ?

 


  •  Vincent CATTOIR-JONVILLE est Professeur de Droit public à l'Université de Lille.