Pratiques funéraires en Chine pendant l'épidémie de Covid-19

 

Par Ivan Cardillo (25 avril)

Yvan Cardillo

Pratiques funéraires en Chine pendant l'épidémie de Covid-19

 

Auteur : Ivan Cardillo, PhD

À l'époque du COVID-19 où les pratiques sociales changent et affectent les cérémonies religieuses d'obsèques dans nombreux pays du monde, en Chine ce sont les anciens et singuliers rites funéraires à subir de fortes perturbations. Dans ce gouvernement " moins civil que domestique ", comme le définit Montesquieu dans un passage De l'esprit des lois, les valeurs de la famille sont à la base de la société et articulent l'administration du gouvernement. Le bon père de famille, initié aux valeurs de la morale et de l'éthique, bâtit l'ordre familial sur la piété filiale et sur le culte des ancêtres. C'est l'ordre au sein des familles qui assure l'ordre au sein de la société et fonde un empire stable. La piété filiale et le culte des ancêtres préservent donc une continuité faisant du père et du fils deux figures indissociables, l'un étant toujours l'autre. L'historicité inspire le vivre social et fonde la contemporanéité.

C'est dans ce contexte que les funérailles deviennent un trait d'union, un rite formel et substantiel de transition et harmonisation de la famille et de son rapport interne entre vivants et défunts. Confucius explique parfaitement le rituel chinois funèbre et la relation entre ces deux mondes :

"Un fils qui fait les funérailles de ses parents, n'a pas la force de pousser des soupirs ; il fait les cérémonies avec un visage pétrifié de douleur ; les paroles qui sortent de sa bouche n'ont ni élégance, ni suite ; ses vêtements sont grossiers et en désordre sur lui ; la musique la plus touchante n'effleure pas son cœur ; les mets les plus exquis n'ont ni goût ni faveur pour son palais, tant est grande et extrême la désolation qui absorbe toute son âme. Il prend quelque nourriture au troisième jour, parce que tous les peuples savent qu'il ne faut pas attenter sur sa vie, et que si on peut s'abandonner à sa douleur jusqu'à maigrir, il serait horrible de s'y livrer jusqu'à mourir soi-même, en pleurant un mort. Les saints sont sagement réglés : le deuil ne dure que trois années, parce qu'il faut une décision commune pour les peuples, et qu'il doit avoir un terme. Je n'ai rien de particulier à vous dire sur les cérémonies funèbres, ajouta Confucius, vous les savez. On prépare une bière et un cercueil ; une robe et des habits ; on élève le cadavre sur une estrade, et on range devant, des vases ronds et carrés ; on se lamente et on se désole, on se meurtrit le sein et on s'agite, on pleure et on soupire. On accompagne le convoi, en s'abandonnant à toute sa douleur, et on choisit avec soin le lieu de la sépulture ; on met le cadavre avec respect dans son tombeau, et on élève un
Miao pour Hiang son âme, on fait des Tsi au printemps et en automne, et on conserve chèrement le souvenir des morts auxquels on rougirait de ne pas penser souvent. Honorer et aimer ses parents pendant leur vie, les pleurer et les regretter après leur mort, est le grand accomplissement des lois fondamentales de la société humaine. Qui a rempli envers eux toute justice pendant leur vie et après leur mort, a fourni en entier la grande carrière de la Piété Filiale".

Selon la tradition, les insignes funèbres indiquent le rang social du défunt. Aux drapeaux, ou tablettes du défunt (utilisées sous les dynasties Sui, Tang e Song), s'ajoutent d'autres paramètres tels que les draps, les tambours, les masques représentant des yeux d'animaux. Ce dernier élément est particulièrement significatif car au nombre d'yeux figurant sur le masque correspond l'importance sociale du défunt. Un autre critère de prestige social est donné par la quantité des cercueils qui accompagnent le mort. À l'époque Qing, par exemple, l'on pouvait atteindre jusqu'à soixante-quatre cercueils pour les officiers et seize pour les personnes communes, avec des dimensions qui pouvaient également varier. L'objectif était de remplir certains de ces cercueils d'objets du défunt et de laisser les autres simplement vides afin de dissuader les potentiels voleurs.

À côté du rite funèbre, dans la Chine traditionnelle, le système du deuil règlemente le retour à la normalité. Partie intégrante du code fondamental des lois, il organise cette phase selon le niveau de parenté. Plus est proche le lien avec le défunt plus la période du deuil augmente. Durant cette phase, toute activité doit être suspendue ; se montrer au travail ou en public constitue en effet une grave désobéissance des principes éthiques fondamentaux. L'importance du deuil va jusqu'à impacter l'administration de la justice et le calcul de la peine. Dans le cas de crimes contre une personne de la famille, le deuil est un moyen d'aggravation de la peine, contrairement à la piété filiale qui, en revanche, constitue une justification pour les crimes commis en défense d'un membre de la famille.

Le coronavirus a altéré ce rapport entre la vie et la mort, gravé dans l'histoire de la société chinoise et ayant façonné les pratiques modernes des rites funéraires. À partir du 23 janvier le gouvernement chinois a suspendu tout rite lié aux funérailles. Les chinois ont été privés, pour des mesures de sécurité sanitaire, de leurs traditions d'assister et de veiller les morts. La chambre funèbre, normalement organisée chez le fils aîné et décorée d'une table portant l'idéogramme 奠 Diàn, à savoir les offrandes pour l'esprit du défunt (poisson, viande, pain cuit à la vapeur fruits) est devenue une salle ordinaire rassemblant un nombre imprécis de morts. La pratique de l'exposition du corps, sur un lit en bois et de sa photo pendant trois jours avant les funérailles, a été soudainement paralysée.

L'incinération, elle aussi réalisée selon un protocole précis, a subi une forte perturbation en ce temps du COVID-19. Les membres de la famille normalement accompagnent l'entrée du cercueil et pendant la procédure de crémation regardent le portrait du défunt soutenu par un neveu. Suite à cela, l'urne est portée à la maison où un autel est préparé et permet les offrandes de parents et amis avant que le cortège ne s'achemine vers le cimetière. Le rite funéraire termine avec un feu allumé à l'entrée de la maison du défunt où tous les participants y doivent marcher dessus afin de chasser le mauvais sort. Ces pratiques funéraires domestiques ont peut-être eu lieu dans l'intimité et l'isolement des familles malgré l'absence des corps ? La question est légitime, mais il est impossible d'y répondre à ce stade. Il est certain que le COVID-19, pendant plus de deux mois, a affecté ce culte ancien et central pour les équilibres de la société chinoise.

C'est en même temps ce culte des ancêtres qui a marqué la fin du confinement en Chine. Le 4 avril 2020 restera une date historique. Elle représente, non seulement, le jour de la Qingming, fête traditionnelle dédiée au culte des ancêtres et au nettoyage des tombeaux mais, à partir de cette année, elle signe le début d'une normalisation et harmonisation de la vie quotidienne. Jour symboliquement fort, le Conseil d'État en a ordonné trois minutes de deuil à 10h00. Pendant ce temps, le pays s'est complétement arrêté pour commémorer les victimes du COVID-19. À 10h00 les drapeaux dans toutes les villes chinoises étaient en berne, les feux de circulation bloqués sur la couleur rouge ; voitures, sirènes, trains, etc., résonnaient sur tout le pays pendant trois minutes ; les réseaux internet chinois teints de noir.

Malheureusement le calcul avec la mort n'est pas encore fini. Le nombre réel de victimes chinoises de COVID-19 n'est pas définitif. Le gouvernement a récemment revisité les chiffres et pour la seule ville de Wuhan le pourcentage de morts est monté de 50%. Ces calculs alimentent des doutes chez les leaders mondiaux au sujet de la transparence de l'action chinoise ; il en résulte une tension croissante dans les rapports internationaux. En parallèle, une fois l'épidémie passée, le calcul réel des victimes concernera tous les pays touchés et le nombre de morts sera certainement plus important des données actuelles.

Les morts ne conditionnent pas seulement notre pays et ne se limitent pas aux questions internes des pays. À l'ère de la globalisation, la gestion des morts a des effets globaux et pourrait dessiner les traits fondamentaux d'une nouvelle époque post-globale.

 


  • Ivan Cardillo  est docteur en histoire du droit, enseignant chercheur à la Zhongnan University of Economics and Law à Wuhan en Chine, visiting professor à l’Université de Trente et directeur de l’Istituto di diritto cinese dirittocinese.com