Le Conseil d'Etat et le tri des malades

 

Par Vincent Cattoir-Jonville

Vincent CATTOIR-JONVILLE

LE CONSEIL D'ETAT ET LE TRI DES MALADES

 

Auteur : Pr. Vincent CATTOIR-JONVILLE

Lors d'un précédent article consacré au " Tri des malades et référé liberté " (ERER-HdF, 14 avril 2020), nous avions conclu par "Le juge ne peut pas tout décider". Le juge des référés du Conseil d'Etat vient de rendre sa décision (C.E., ordonnance de référé, 15 avril 2020, req. n°439910, " Association Coronavictimes et autres "), dans laquelle il rejette intégralement la requête, comme cela était prévisible.

On rappellera que dans cette affaire, l'Association Coronavictimes soulevait trois grandes questions d'importance devant le juge des référés visant à enjoindre à l'Etat de prendre toutes les mesures nécessaires pour :

"1°) établir un protocole national pour l'admission dans les établissements de santé des personnes susceptibles d'être atteintes d'une forme grave du covid-19, notamment des personnes résidant dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ainsi que pour leur éventuelle prise en charge en réanimation ; 2°) assurer à toutes les personnes en fin de vie souffrant d'une infection due ou susceptible d'être due au covid-19, et notamment à celles résidant dans un EHPAD, l'accès à des soins palliatifs et la présence d'un de leurs proches ; 3°) imposer : - que soit réalisé un test de diagnostic d'infection par le covid-19 sur toutes les personnes décédées à domicile ou dans un EHPAD après avoir souffert d'une infection susceptible d'être imputée au covid-19 ; - qu'il soit mentionné dans les dossiers médicaux de ces personnes et porté à la connaissance de leurs familles qu'elles n'ont pas été admises dans un établissement de santé ; - qu'il soit indiqué dans les dossiers médicaux des personnes admises en établissement de santé mais non en réanimation, décédant après une infection due au covid-19 qu'elles n'ont pas eu accès à des soins de réanimation et que leurs familles en soient informées; que soient rendus publics chaque jour le nombre de personnes, non hospitalisées, décédées d'une infection due au covid-19 ainsi que le nombre de personnes, hospitalisées, décédées d'une telle infection sans avoir eu accès à des soins de réanimation."

En résumé, l'Association Coronavictimes demandait au Conseil d'État d'enjoindre au Gouvernement de prendre des mesures générales pour assurer un accès égal aux soins hospitaliers et aux soins palliatifs pour les résidents en EHPAD présentant des symptômes du covid-19. Les requérants demandaient également que l'État prenne des mesures pour permettre aux personnes en fin de vie la présence de leurs proches et pour imposer de réaliser des tests systématiques pour connaître la cause de leur décès.

Le Conseil d'Etat a commencé par considérer de façon récurrente que "Dans l'actuelle période d'état d'urgence sanitaire, il appartient aux différentes autorités compétentes, en particulier au Premier ministre, de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l'épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l'exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif de sauvegarde de la santé publique qu'elles poursuivent."

Ce fondement étant rappelé le juge des référés du Conseil d'Etat va examiner successivement les moyens soulevés par les requérants. En ce qui concerne l'accès des personnes atteintes d'une infection liée au covid-19 aux soins dispensés par les établissements de santé, le juge rejette cette requête comme infondée et refuse donc d'ordonner à l'Etat d'établir un protocole national d'admission en établissement de santé et en soins de réanimation propre à assurer l'égal accès de toutes les personnes atteintes d'une infection pouvant être imputée au covid-19 aux soins que leur état de santé nécessite.

En ce qui concerne le problème de l'égalité d'admission en établissement de santé des personnes résidant en EHPAD, le juge se base sur des recommandations, notamment de sociétés savantes, pour écarter ce moyen, ce qui l'amène à considérer que "par suite, en l'état de l'instruction, il n'est pas établi qu'il y aurait une pratique générale de refus d'admission dans les établissements de santé des personnes résidant dans les EHPAD atteintes par une infection pouvant être attribuée au covid-19".

L'association Coronavictimes avait également soulevé que les critères d'admission en réanimation, habituels en cette discipline, ont été rendus plus stricts au détriment, notamment, des patients les plus âgés, en raison d'une anticipation d'une éventuelle saturation des structures de réanimation. Le juge va, là aussi rejeter cette demande au motif que là aussi, il résulte de l'instruction que plusieurs sociétés savantes de médecins ont émis des recommandations quant à la prise en charge en réanimation des personnes dans le cadre de l'épidémie de covid-19 qui ne traduisent pas un tel resserrement. Dès lors, la carence de l'Etat portant une atteinte grave et manifestement illégale à des libertés fondamentales n'est pas établie.

Le juge des référés se prononce également sur la question de savoir si l'Etat ne respecte pas le principe de la prise en charge des personnes âgées atteintes d'une infection liée au Covid-19 à leur domicile ou dans un EHPAD et de l'accès aux soins palliatifs. Pour le juge des référés, il n'est pas établi, en l'état de l'instruction, que les pouvoirs publics n'aient pas pris, au plan général, des mesures en vue de faciliter l'accès par les personnes malades, en EHPAD ou à domicile, souffrant d'une infection susceptible d'être imputée au covid-19, à des soins palliatifs.

Un autre moyen avait été soulevé, il concernait l'atteinte au droit des résidents des EHPAD de recevoir la visite d'un de leurs proches avant leur décès. Moyen a priori plus difficile à écarter. La aussi, le juge des référés du Conseil d'Etat estime selon la même motivation que ces conclusions ne peuvent être accueillies car l'atteinte grave et manifestement illégale a des libertés fondamentales n'est pas établie, alors qu'il est de notoriété publiques que ces personnes âgées en fin de vie n'ont pas eu la possibilité d'avoir accès à leurs proches !

Enfin, le Conseil d'Etat avait à se prononcer sur deux dernières questions : ordonner toutes mesures destinées à permettre de connaître l'étendu des décès causés par l'épidémie de covid-19 ; ordonner la réalisation de tests post-mortem de diagnostic d'infection par le covid-19. Cette dernière question présente un intérêt d'autant plus grand que l'article 12-5 du décret du 23 mars 2020 prescrit les mesures de mise en bière immédiate des patients suspectées d'être décédées du covid-19 (voir Louis de Carbonnières, "Antigone versus Macréon", ERER-HdF, 1er avril 2020). Là aussi le Conseil d'Etat va rejeter la requête avec le même motif lapidaire : "il n'apparaît pas, en tout état de cause, en l'état de l'instruction, de carence justifiant que soit ordonné, au motif d'une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée et familiale, au droit de propriété et au droit à un recours effectif devant un juge, de prendre les mesures sollicitées par les requérants en vue que soit imposée la réalisation systématique de tests post-mortem de dépistage du covid-19".

Comme nous l'avions annoncé, le juge des référés du Conseil d'Etat a donc bien rejeté, toujours avec la même motivation stéréotypée, la requête. L'attitude du Conseil d'Etat peut se résumer de la façon suivante : "RAS, circulez il n'y a rien à voir !". Dès lors, on ne peut que s'interroger sur le rôle du Conseil d'Etat : est-il toujours - ou encore - comme on le présente parfois, le gardien des libertés fondamentales ? ou ne serait-il pas devenu, depuis le virage "sécuritaire" de l'état d'urgence de 2015-2017, un auxiliaire de la police administrative ? Certes les bons auteurs thuriféraires du Conseil d'Etat rappellerons que juger ce n'est pas administrer et que c'est pour cette raison que jusqu'à ce que la loi lui donne expressément ce pouvoir, le juge administratif se refusait d'adresser des injonctions à l'administration. On leur objectera la célèbre formule d'Henrion de Pensey : "Juger l'administration c'est encore une fois administrer" (dans "De l'autorité judiciaire en France", 1827).

Mais plus grave et plus significative de l'état dans lequel se trouve notre société : cette décision qui marque un recul, certains diront une capitulation, du Conseil d'Etat [où est le Conseil d'Etat de la célèbre affaire "Canal, Robin, Godot" (C.E., Ass., 19 octobre 1962, "Canal, Robin, Godot") dans laquelle la haute juridiction administrative avait su s'opposer ouvertement au Président de la République de l'époque le Général de Gaulle ? Au risque d'en subir les conséquence (le décret n°63-707 du 30 juillet 1963 qui en est la conséquence, va réorganiser complètement le Conseil d'Etat et transférer la plupart des compétences du Conseil d'Etat de première instance aux Tribunaux Administratif par réaction)] pose en réalité une problématique bien plus importante. Le juge administratif est-il enfermé dans une tour d'ivoire, déconnecté de toute réalité, ou agit-il sciemment ? et surtout qu'elle place notre société occidentale du XXIème siècle qui se dit moderne et humaniste souhait-elle laisser aux personnes âgées ?


  •  Vincent CATTOIR-JONVILLE est Professeur de Droit public à l'Université de Lille.