Tri des malades et référé liberté

 

Par Vincent Cattoir-Jonville (14 avril)

Vincent CATTOIR-JONVILLE

TRI DES MALADES ET REFERE LIBERTE

 

Auteur : Pr. Vincent CATTOIR-JONVILLE

Actuellement, durant la pandémie due au Covid-19 qui sévit en France - spécialement dans le Grand Est, en Ile de France et dans les Hauts de France, où le manque cruel d'appareils d'assistance respiratoire fait particulièrement défaut -, mais aussi où est apparu le problème des personnes âgées dans les maisons de retraites (EHPAD) et de leur survie, des solutions ont été recherchées. Ces solutions sont de deux natures : le recours à un transfert des malades vers d'autres hôpitaux français voire étrangers ; la question du "triage médical" des malades qui posent des questions aussi bien juridiques que philosophiques et morales.

Le concept de "triage médical" des malades est un concept à l'origine militaire, un concept du champ de bataille qui vise, durant un combat, à classer les victimes de guerre en trois grandes catégories : les morts pour lesquels on ne peut plus rien faire ; les blessés graves dont le pronostic vital est très engagé à très court terme ; les blessés qu'il est envisageable de sauver. Les premiers sont morts et on ne peut plus rien faire pour eux, la médecine n'ayant pas encore trouvé le moyen de les ressusciter... Les seconds sont mourants, à très court terme, et la médecine ne pouvant les sauver, on va les laisser mourir. Seuls les derniers feront l'objet d'une intervention médicale car il est possible de les sauver (et soyons caustiques de les renvoyer à brève ou à longue échéance au front !). Mais ici la décision est prise par le corps médical.

Or, "Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l'ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale", ainsi se prononçait le Président MACRON dans son Adresse télévisée aux français le 16 mars 2020.

Le tri des malades est une constante dans la médecine de catastrophe ainsi que dans la médecine militaire dès lors qu'il y a une inadéquation entre les moyens et les besoins.

Le 3 avril dernier, la SFAR (la Société Française d'Anesthésie - Réanimation) et le SSA (le Service de Santé des Armées) ont rendu public un document commun intitulé : "Priorisation des traitements de réanimation pour les patients en état critique en situation d'épidémie de COVID-19 avec capacités limitées" (voir également la contribution de Pierre Valette et Robin Cremer, "Sommes-nous en guerre ?", ERER-HdF, 5 avril 2020). Ce document vise à proposer une stratégie de priorisation fondée sur les principes éthiques.

Parallèlement, une association : l'association Coronavictimes, récemment fondée à l'initiative de membres du Comité anti-amiante Jussieu, collectif engagé depuis les années 1990 dans la défense des victimes de l'amiante et les questions de sécurité sanitaire a saisi le Conseil d'Etat le 2 avril dernier d'un recours en référé liberté visant à ce que la plus haute juridiction administrative ordonne que l'Etat adopte des critères transparents applicables dans le choix d'hospitaliser, ou non, les malades du Covid-19.

Cette saisine du juge des référés pose un problème majeur en vertu duquel le "tri des malades" relève-t-il de la compétence des médecins (ce qui a toujours été le cas) ou relève-t-il du domaine du droit et de la compétence du juge ?

Pour les requérants, "il était inimaginable de rester inactifs devant un crime sanitaire qui se déroule sous nos yeux, et de ne pas tenter de peser afin que le gouvernement prenne les mesures nécessaires pour limiter l'hécatombe (...). Le tri des malades en fonction de leur espérance de vie et de leurs chances de survie se pratique déjà, dans un cadre fixé et admis. Mais avec 9 253 morts du Covid-19 en hôpital et 6 493 en Ehpad [soit 15 746 décès au 12 avril] et un système hospitalier submergé, la situation est très différente. On prive des soins nécessaires des personnes qui, en situation normale, auraient pu guérir."

On se trouve confronté à deux logiques : d'une part, une logique médicale fondée sur des principes éthiques et, d'autre part une logique juridique et judicaire, dans laquelle l'éthique n'est pas nécessairement présente (application du classique principe : dura lex sed lex, la loi est dure, mas c'est la loi).

Le référé liberté est une procédure d'urgence permettant au juge administratif d'ordonner à l'exécutif de prendre dans un délai très bref "toutes les mesures nécessaires" quand l'administration porte "une atteinte grave et manifestement illégale" à une liberté fondamentale, et ce dans l'exercice de l'une de ses prérogatives.

En qualité de juge du fond, le Conseil d'Etat a montré, notamment en matière médicale, qu'il savait tenir compte d'impératif d'humanité pour faire évoluer l'état du droit (C.E., Assemblée, 10 avril 1992 "Epoux V"), en matière de responsabilité médicale.

Mais en matière de référé, le juge administratif a démontré ces derniers jours (il avait fait de même sous l'empire de "l'état d'urgence classique" durant la période 2015-2017), au sujet du Covid-19, qu'il se retranchait derrière le droit et les circonstances exceptionnelles (C.E., ordonnance de référé, 4 avril 2020, "Doses d'hydroxychloroquine et testes de dépistages au CHU de Guadeloupe" ; C.E., ordonnance de référé, 2 avril 2020, "Hébergement des personnes sans abri ou en habitat de fortune" ; C.E., Ordonnance de référé, 28 mars 2020, "Mise à disposition de matériel de protection aux personnels de santé"...).

Plus inquiétante est l'ordonnance de référé du 3 avril 2020 (C.E., ordonnance de référé, req. n° 439894, 03 avril 2020, "Syndicat des Avocats de France" [SAF]) qui n'est toujours publiée ni sur le site du Conseil d'Etat, ni sur Légifrance, ni sur la base de donnée ArianneWeb dans laquelle le SAF demandait la suspension de l'application de l'ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020. Dans cette ordonnance de référé, le juge administratif adopte une position qui est conforme à sa jurisprudence bien établie depuis que l'urgence sanitaire a été décrété. Le juge des référés du Conseil d'Etat estime de manière récurrente que ces décisions administratives ne portent pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales". Le juge se contente de se référer "à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l'action des auxiliaires de justice et sur l'activité des administrations, en particulier des services de police et de l'administration pénitentiaire, comme d'ailleurs sur l'ensemble de la société française". On ne peut que conclure avec le Pr. Roseline Letteron que "le caractère quasi inexistant de cette motivation ne peut que surprendre, car l'atteinte portée aux principes les plus essentiels de la procédure pénale aurait mérité une justification un peu plus sérieuse, si tant est qu'elle soit justifiable" (Roseline Letteron, Blog " Liberté, libertés chéries ", 7 avril 2020).

Au moment où nous achevons cette rédaction, le C.E. n'a toujours pas rendu son ordonnance de référé dans l'affaire "Association Coronavictimes". L'examen de toute la jurisprudence de référé dans le domaine du Covid-19 laisse penser que le juge administratif utilisera ici comme ailleurs les mêmes motivations stéréotypées et qu'il rejettera la requête pour les mêmes motifs.

Personne ne nie que la gravité de la situation impose un contrôle minimum du juge administratif, et que des atteintes aux libertés fondamentales telle la liberté d'aller et venir soient concevables. Mais il est regrettable que le contrôle du Conseil d'Etat soit ainsi devenu inefficace alors même que les autres contrôles (parlementaires ou judiciaires) sont inexistants ou inefficaces. Le recours au juge des référés qui s'est généralisé depuis le déclenchement de l'Etat d'Urgence Sanitaire apparait comme un exutoire et que la plus haute juridiction administrative se contente de rejeter systématiquement toute demande de référé sans se fonder sur des motivations mieux étayées en droit. Si des atteintes aux Libertés Fondamentales peuvent être jugées légitimes, cela ne doit pas interdire l'existence d'un contrôle juridictionnel. Ce dernier est même indispensable. Il devrait même être non seulement approfondi mais aussi et surtout motivé avec détails et précisions. Où est donc passé le Conseil d'Etat qui se revendiquait "protecteur des libertés".

On peut comprendre que lorsqu'il est confronté à la nécessité de trancher une querelle scientifique, il se refuse à la trancher (comme en matière de prescription de la chloroquine). Le Président Jean-Denis Combrexelle (président de la section du contentieux du Conseil d'Etat) l'a rappelé récemment dans une communication au Monde (J.-D. Combrexelle, "Les juges administratifs du Conseil d'Etat se situent loin des polémiques", Le Monde, 12 avril 2020) qui ne cesse pas de laisser rêveur.

Nous ne pensons pas que ce soit au juge de dire ce que l'Etat doit faire ou ne pas faire en matière de choix médical en ce qui concerne le traitement du coronavirus et spécialement du tri des malades. C'est bien plutôt au corps médical qui dispose de tous les moyens, y compris juridiques, de trancher.

Phillipe Sanchez a bien démontré dans ces colonnes que le corps médical dispose de moyen reposant spécialement sur l'éthique pour assurer un tel tri (Philippe Sanchez, "Le tri des patients accédant aux soins intensifs : quels critères, quelles exclusions, quelles vertus pour les décideurs ?", ERER-HdF, 09 avril 2020). On ajoutera que nous disposons de moyens juridiques de lecture reposant, notamment, sur les dispositions des lois "Leonetti" sur la fin de vie qui mettent en place des moyens d'action certes imparfaits qui peuvent ici être transposés.

Comme le rappelait récemment Mgr Aupetit, archevêque de Paris et ancien médecin, il faut en appeler au "discernement concerté entre soignants" pour trancher la question en fonction de l'état du patient et de ses chances objectives de survie. "Cela relève de votre compétence et de votre responsabilité" (dans "Lettre à mes amis soignants", 21 mars 2020).

Le juge ne peut pas tout décider.


  •  Vincent CATTOIR-JONVILLE est Professeur de Droit public à l'Université de Lille.