Les mourants et les endeuillés aujourd’hui. Qui se souvient d’Antigone ?

 

par Alain de Broca (9 avril)

Alain de Broca MD, PhD

Les mourants et les endeuillés aujourd’hui. Qui se souvient d’Antigone ?

(texte édité par son auteur le 11 avril)

 

Auteur Alain de Broca MD, PhD

Le monde est endolori par la pandémie liée à un virus muté d’un animal et passé à l’homme. 
Le monde est pris en tenaille par ce virus inconnu de l’humain qui n’a donc aucune  protection immunitaire vis à vis  de lui. Le risque est que du fait de sa contagiosité et sa virulence grave (mais pas terrible comme Ebola) nous sommes face à une pandémie avec une mortalité importante des populations fragilisées les comorbidités que notre médecine du 20ème siècle nous permettait d’équilibrer (antibiotiques, hormones, thérapie génique, etc)  et donc de vivre au mieux  au point que la mort pouvait être repoussée toujours plus loin, c'est à dire  toujours au-delà de notre propre pensée.

Le risque de diffusion du virus  est mondial puisque l’humanité n’avait jamais été en contact avec ce virus. Par chance,  les constatations depuis trois mois montrent que le virus n’est pas très actif sur les enfants, sur les femmes enceintes et sur leurs fœtus, qu’il est asymptomatiques pour nombre de personnes (impossible a bien connaitre du fait d’une absence de possibilité de dépister les personnes en contact avec d’autres personnes atteintes elles de cov19), qu’il est associé à un symptôme grippal dans de nombreux cas et de pathologies respiratoires graves dans quelques pour cent. Cette pathologie respiratoire est lie à une réaction secondaire du corps, après la première phase de la diffusion du virus. Une sorte de rash inflammatoire qui peut être si grave qu’il entraîne une obligation de recevoir un soutien réanimatoire. Grâce aux techniques actuelles de soutien respiratoire en amont de réanimation (service clinique) comme ceux de la réanimation (jusqu’à la circulation extra corporelle), la mortalité est canalisée à des taux maximum de 4 % parmi les personnes connues pour être atteints de cov19 dans notre pays riche, ce qui est par chance moindre que le taux global puisqu’on dit que le taux  est de « une personne dépistée pour 5 à 20 non connue mais atteinte ».

Comment réagir pour empêcher la diffusion du virus ? La non contagiosité est possible si on se préserve particulièrement  des secrétions excrétées  par la respiration des personnes malades de cov19 et par non contact avec lui.   

Dans la situation de la personne décédée, celle –ci ne respire plus et est porteuse du  germe durant quelques heures au maximum (durée actuellement réellement pour ce virus formellement inconnue). Les conditions de mises à l’écart sont donc à prendre avec mesure. Non contact avec le défunt et rester à distance, ce que font les professionnels de santé à qui revient la mission de faire les soins d’un malade encore vivant et ce jusqu’à son départ du service.

 

Un peu d’histoire récente... entre Janvier 2020 et le 1 avril 2020

Avant le 24 mars 2020 il avait été signifié aux équipes soignantes sur des critères qui n’étaient basés en rien sur des connaissances scientifiques sur les conditions de survie du virus (texte de haut conseil de santé publique du 18 février 2020), d’une proposition de mise en bière immédiate. En pratique, la mise en housse fermée est faite dès la toilette du corps et l’habillage du mort par le soignant. Dans certains cas, les familles n’ont  donc pas pu voir leur défunt ni pendant l’agonie ni au décours. Le défunt était descendu à la chambre mortuaire ainsi. Comme il était précisé qu’il ne fallait pas ouvrir la housse, il était  normalement demandé à ce que la chambre mortuaire demande à un officier de l’état civil de venir constaté que le défunt était bien celui marqué sur le document aux pieds du cadavre puisqu’on ne peut pas mettre en bière une personne sans qu’une personne de la famille puisse valider l’identité de celui-celle qu’on met en bière. Il a paru illogique que ce soit ainsi. Mais dans cette dynamique, de peurs quasi fantasmatiques,  certaines  pompes funèbres étaient venues habillées d’une combinaison digne des fictions télévisuelles les plus étranges.

Enfin, le confinement a fait que les rites minimums d’aurevoir religieux ou non n’ont plus été possibles. Le summum est survenu quand certains diocèses ont même interdit que des  groupes de plus de 10 personnes puisse se retrouver lors de l’inhumation.

Face aux questions remontées au ministère de la santé, le Directeur général adjoint de la DGS  a demandé le 10 mars de revoir les conditions d’inhumation devant les connaissances acquises de la virulence et contagiosité du virus après le décès de la personne. L’avis annulait celui du 18 février 2020. De nouveaux critères sont alors parus le 24 mars 2020.  

Cependant, alors que la situation semblait être revenue à une dynamique humanisante, un décret en deux petites phrases émanant du ministère de la santé à propos des dispositions funéraires  pour répondre aux angoisses des entreprises de pompes funèbres qui n’ont été servis en matériel de protection que très tard,  a indiqué :

  • les soins de conservation définis à l’article L. 2223-19-1 du code général des collectivités territoriales sont interdits sur le corps des personnes décédées;

  • les défunts atteints ou probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès font l’objet d’une mise en bière immédiate. La pratique de la toilette mortuaire est interdite pour ces défunts.

 

Proposer une telle attitude aux services cliniques qui ont la prise en charge des patients depuis des jours ou années (M.A.S par exemple)  de faire cela relève d’un outrage au soignant.

On peut comprendre que les pompes funèbres arrivant  devant un cadavre en ville, sans savoir s’il est ou non atteint par ce virus, sans aucun matériel ou si peu pour faire la toilette et les soins de base du corps, se sentent en difficulté et aient fait remonter leurs difficultés et angoisses.  

Cela n’a aucune commune mesure avec les prises en charge en unités de soins (Hôpitaux, EHPAD, M.A.S  par exemple). Le texte ne peut donc pas être appliqué et n’est pas applicable dans ces centres de soins.  Il est donc urgent de l’adapter pour le domicile, encore faut-il aussi que le médecin qui signe le certificat de décès ne se réfugie pas derrière une réponse sécuritaire maximaliste en demande la mise ne bière immédiate quand il n’y a pas d’assurance du COVID.

 

Si cela n’est pas modifié, cette attitude met les soignants dans une position dramatique. Ils seraient alors réduits à une situation de technicien et tous le vivent comme un outrage à l’humanité partagée.

L’argument évidemment basique qui contredit ce décret est bien sur celui de dire que puisque nous avons fait la toilette du vivant quelques heures avant avec beaucoup plus de risques de contamination, pourquoi ne pourrions-nous pas faire une toilette d’un cadavre qui ne bouge pas !

Aucun soignant ne peut pas ne pas secourir en humanité une personne.  Henri Dunand en son temps l’avait bien mis en valeur et le second procès de Nüremberg aussi. Serions-nous revenus à une étape de l‘humanité avant ces avancées dites humanistes au prétexte de sécurité maximaliste non fondée scientifiquement ?  

Cette phrase du décret à elle seule détruit aussi sans le savoir tout le travail fait depuis 20 ans sur la bientraitance, l’humanitude. Qu’avons-nous fait pour qu’on demande à des soignants de ne plus soigner !!!! Certes on peut toujours dire qu’on met un cadavre non lavé dans une housse avec respect ... mais cela suffira-t-il ?

De nombreux débats actuellement (au 11 avril 2020) ont lieu avec les ministères afin de modifier ce texte. Plusieurs questions ont été abordées lors des débats avec les politiques. La nature même d'une toilette mortuaire qui n'est pas une toilette de propreté que tout soignant doit faire sans oublier le retrait de toute technique (ex : pace-maker, cathéters, etc). La nature même de ce que veut dire : la mise en bière immédiate qui n'a pas de réelle et stricte définition (est-ce dans les 2 heures après le décès, 4 heures, une journée ?) ; Qu'est ce qui interdit la possibilité de voir le défunt ? Pourquoi, conditions des visites etc. Le flou amène des différences très importantes selon les équipes et responsables administratifs qui sont soit sécuritaires, soit humains. 

Vouloir apporter des éclaircissements et modifications s'imposent donc car si on appliquait ce dernier décret dans les hôpitaux et au domicile de façon brutale, tous les critères sont ici réunis pour que le deuil ne puisse parfois même pas commencer du fait de l'impossibilité de voir le corps, ou que le deuil soit très difficile pour ne jamais pouvoir réellement cicatriser. Le deuil devient alors pathologique.

Si par chances les situations Covid-19 sont finalement rares, quelques centaines par jour par rapport aux 1650 morts en France par jour, elles sont dramatiques en soi. Le plus dramatique est que la situation ne va faire qu’augmenter puisque désormais les patients qui meurent avec une pneumopathie n’étant pas évalué au cov19  seront considérés comme atteint du covid19 du fait d’un principe de précaution déraisonnable avec la procédure suscitée !!!

En tous les cas, et pour aggraver les difficultés, le confinement étant fort, il est impossible  d’accomplir les rites pour tous les autres défunts (1200 par jours rappelons-le). Les cimetières ont été fermés sans argument valable réel. Par contre ne pas pouvoir aller se recueillir sur le site du mort pendant des semaines ne peut qu’exacerber la souffrance et le sentiment de culpabilité de la personne endeuillée de ne pas pouvoir honorer au mieux son défunt. Argument supplémentaire pour amener les endeuillées à un deuil pathologique dans les mois qui suivront.

Idem pour les décès en EHPAD.  Le deuil sera d’autant plus difficile que nombre de décès surviendront aussi en EHPAD pour pleins d’autres raisons que le covid19. Et puisque ces institutions sont fermées aux familles depuis des semaines, les mourants seront laissés sans famille. Les futurs endeuillés auront alors le sentiment de culpabilité supplémentaire de n’avoir pas accompagné leur parent jusqu’au bout.

Cette situation est un problème de santé publique gravissime.

En effet, puisqu’il y a environ 10 à 20 personnes endeuillées après un décès et que les deuils sont difficiles voire impossibles quand on ne vient pas accompagner le malade mourant, quand on ne voit pas le corps, ou quand on ne fait pas une inhumation à la hauteur des volontés du défunt,  le calcul de ces situations montre que 16500-33000 personnes par jour seront en difficultés. Si  on multiplie cela par 30 soit pour un mois de confinement cela nous fait 500000 à 900000 personnes en difficultés voire en deuils compliqués. On ose imaginer le nombre d’arrêts de travail, de suicides, de besoins d’aide psychothérapeutique nécessaires 

Relisons Antigone (Sophocle) qui nous aidera à réfléchir face à cette rigueur de santé publique. Faudra-t-il que l’humain par sa foi dans la constitution même de l’humanité du besoin d’honorer ses êtres chers transgresse une loi politique humainement inadaptée, et déraisonnable puisque la raison (la pensée) n’obéit ici qu’à des stratégies politiques sur des bases non scientifiques. (relisons aussi A. Arendt)​.

 

  • Alain de Broca est médecin, docteur en philosophie et directeur de l'espace éthique régional des Hauts-de-France


 

 

Commentaire de Thierry Danel :

Pauvre Créon

Les frères d'Antigone, Etéocle et Polynice se sont entretués aux portes de Thèbes. Créon, roi de Thèbes, oncle d'Antigone, d'Etéocle et Polynice donne l'ordre de ne pas faire de funérailles à Polynice et fait jeter son corps en dehors de la cité. Antigone va chaque nuit recouvrir son frère de terre afin de lui donner une sépulture. Rite anthropologique crucial des sociétés humaines que Créon refuse à Polynice comme Achille l'a refusé à Hector.

Créon veut protéger la cohésion du corps social qu'est le peuple de Thèbes. Antigone défend des valeurs morales quoiqu'ait fait son frère qui a porté les armes contre celui-ci. Créon édicte donc une loi qu'il entend voir appliquer strictement dérogeant ainsi aux valeurs humaines. Pour préserver la cohérence de la société thébaine.

Antigone : Vous êtes odieux
Créon : Oui mon petit, c'est le métier qui veut çà. Ce que l'on peut discuter, c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on fait, il faut le faire comme cela.
Antigone : Pourquoi le faites vous ?
Créon : Un matin je me suis réveillé Roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant...
Antigone : Il fallait dire non alors
Créon : Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait l'ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.

(Antigone. Jean Anouilh)

Pour sauver la cité, la crise du Covid-19 conduit ses dirigeants à mettre en place des mesures qui font fi des rites anthropologiques majeurs.

Ces mesures interdisent les gestes de la rencontre, poignées de main, caresses et étreintes, rituels religieux, rituels familiaux, accompagnement de fin de vie, symbolique des funérailles. Bientôt des visages masquant les sourires et les étonnements, l'expression de la joie et de la tristesse, des émotions. Le symbolique, cœur de l'humanité est bien mis à mal. Préserver la vie réelle du groupe au détriment de sa vie symbolique.

Préférer Créon à Antigone, préférer avoir tort avec Antigone qu'avoir raison avec Créon, ou l'inverse. Cette tension éthique, paradigme intemporel de la condition humaine.

Pauvre Créon.

Douloureuse Antigone.

 


  • Thierry Danel est médecin psychiatre, directeur de la Fédération régionale de recherche en santé mentale, et membre de l'espace éthique de la F2RSM.