Antigone versus Macréon

 

Par Louis de Carbonnières (1er avril 2020)

Pr. Louis de Carbonnières, Université de Lille

ANTIGONE VERSUS MACREON

Auteur : Louis de Carbonnières, professeur d'histoire du droit.

En ces temps de restriction de rites funéraires en raison de l’épidémie de coronavirus, certains pourraient avoir la tentation d’invoquer l’exemple héroïque d’Antigone crachant à la figure de Créon le droit naturel qui exige que l’on enterre les morts. D’ailleurs l’homme n’a-t’il pas accédé à l’humanité en accomplissant des rites funéraires envers ses morts ? Alors, en restreignant la possibilité de rendre les hommages exigés par la tradition et par l’affection, le gouvernement aurait commis des textes liberticides, non seulement violant le droit naturel le plus intangible mais aussi en créant les conditions d’un désastre qui saperait définitivement les fondements de la société. Finalement les conséquences de l’anthropocène seraient la ruine anthropologique de nos sociétés. Le paradoxe veut que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le héros soit Créon, le dirigeant qui sait contraindre ses sentiments et qui efface sa personne privée derrière sa personne publique au point de la faire disparaître pour assurer le bien de la Cité…

En cas de crise sanitaire, l’État a toujours limité les droits individuels en matière d’enterrement ainsi que les droits culturels collectifs relatifs aux rites. Il doit toujours opérer un choix cruel entre la sécurité collective et le respect des traditions sociales. Comme ce choix douloureux est toujours provisoire, il est facilement décidé, le plus souvent sans états d’âme.

Au XXe siècle, l’exemple le plus frappant et le plus exotique peut être celui de la célèbre maladie de Kuru. Après la seconde guerre mondiale, des médecins ont décelé de nombreux cas, inhabituels d’une variante de la maladie de Creutzfeld-Jacob dans le peuple Foré en Nouvelle-Guinée, atteignant les proportions d’une épidémie inexpliquée. Ce nom de Kuru désignait dans la langue locale le symptôme du tremblement qui affectait les malades. Or une des pratiques funéraires consistait dans l’ingestion cannibale de tout ou partie du cadavre. Dans certains hameaux, le mourant pouvait même choisir quels morceaux iraient à quel membre de la famille afin d’en honorer particulièrement certains. Pour différentes raisons culturelles, les femmes et les enfants mangeaient plutôt la cervelle. Il apparut rapidement que la cause de la maladie était venue de l’ingestion de cadavres infectés plusieurs années auparavant. Le rituel fut bientôt interdit par les autorités sans que se pose la question de savoir si on détruisait l’équilibre d’une société séculaire en lui interdisant des pratiques ancestrales au nom de la sécurité sanitaire collective et individuelle que les autorités doivent aux citoyens. D’ailleurs les Foré pratiquaient eux-mêmes des règles sanitaires strictes en interdisant le rituel anthropophagique pour les morts décédés de dysenterie ou de lèpre. Cet exemple lointain est choisi à dessein, en raison de l’éloignement du rite funéraire accompli au regard des nôtres mais aussi pour la proximité de la détresse qui a pu étreindre les proches des morts qui ne pouvaient leur rendre l’hommage traditionnel.

Mais, si on regarde notre histoire occidentale, on constate les mêmes limitations lors des épidémies et les avis du conseil de la santé publique des 8 mars 2020 puis 24 mars 2020 sont presque d’un classicisme exacerbé en la matière. L’ordonnance italienne du 25 mars 2020 est rédigée dans des termes presque identiques. Et si en Italie, elle s’avère conforme à l’application de l’annexe 2 D.P.R. du 10 septembre 1990, n 285 sur les dispositions funéraires en cas de mort due à une maladie infectieuse, l’avis n’est pas divergent de l’avis de 2009 établissant des règles à respecter en cas de peste, choléra, charbon… prescrivant une mise en bière immédiate dans un cercueil hermétique, ou demandant une mise en bière immédiate dans un cercueil simple en cas de rage, de tuberculose non traitée… Ces textes n’avaient pas suscité de débat lorsqu’ils furent pris. Serait-ce à dire que nous sommes offusqués à partir d’un certain nombre de cas ?

Or de telles restrictions sont de règle. On pourrait prendre l’exemple de l’épidémie de fièvre jaune de 1793 à Philadelphie, des épidémies de Choléra (1832) ou de fièvre typhoïde au Canada en 1847. Pendant cette dernière, les médecins ont été obligés de menacer de faire brûler les corps qui ne seraient pas rapidement incinérés et une loi dite « de l’enterrement rapide » fut adoptée proscrivant tout rite religieux à l’église ou au cimetière. Même en raison du nombre de cas, les registres de décès ne purent être tenus et furent tant bien que mal reconstitués avec les souvenirs des charretiers. Pour les exemples européens, il est évidemment possible de se référer aux épidémies de peste qui ont assailli l’Occident à partir du XIVe siècle. Les ordonnances prescrivent les enterrements de nuit, les fosses communes où les cadavres sont brûlés par le feu ou la chaux.

Lors de la peste de Londres, le lord maire prend une ordonnance que n’auraient pas renié les pouvoirs publics actuels telle que la relate Defoe dans son Journal de l’année de la peste : «  That the burial of the dead by this visitation be at most convenient hours, always either before sun-rising or after sun-setting, with the privity of the churchwardens or constable, and not otherwise; and that no neighbours nor friends be suffered to accompany the corpse to church, or to enter the house visited, upon pain of having his house shut up or be imprisoned (…) And that no corpse dying of infection shall be buried, or remain in any church in time of common prayer, sermon, or lecture. And that no children be suffered at time of burial of any corpse in any church, churchyard, or burying-place to come near the corpse, coffin, or grave. And that all the graves shall be at least six feet deep. And further, all public assemblies at other burials are to be foreborne during the continuance of this visitation ».

Souvent, une communauté s’aperçoit de la gravité de l’épidémie en constatant l’absence de rituel qui menace la cohésion et finalement la civilisation. Déjà, dans un passage poignant et devenu classique de La Guerre du Péloponnèse, Thucydide indique que « d’une façon générale, la maladie fut, dans cité, à l’origine d’un désordre moral croissant » et « les proches eux-mêmes, pour finir, n’avaient seulement plus la force de pleurer ceux qui s’en allaient ». Près de mille cinq cents ans plus tard, la peste de Marseille a frappé les contemporains par son ampleur et sa rapidité. A Marseille, Mgr de Belzunce qui se dévoua particulièrement aux victimes fut choqué du traitement des cadavres laissés à l’abandon. Mais il ne proteste pas quand le chevalier Roze fait enlever plus de mille cadavres encombrant l’esplanade de la Tourette et qu’il fit jeter en moins d’une heure dans deux fosses arrosées de chaux vive. A Arles, les autorités ecclésiastiques prescrivent que les curés ne procéderont pas aux funérailles des personnes atteintes de la peste.

De fait, les religions savent s’adapter aux épidémies et agissent avec pragmatisme. L’essentiel devient moins le rite religieux ou social que l’accompagnement digne du cadavre tant que cela est possible. Il s’agit de procéder à un équilibre entre la volonté des proches et leur sécurité. Pour prendre un exemple contemporain, des rapports ont établi que 20% des nouvelles infections lors de la dernière épidémie de fièvre hémorragique ébola survenaient à l’occasion d’obsèques de victimes de l’épidémie. Il faut se référer au rapport de l’OMS d’octobre 2017 « portant sur les inhumations sans risque et dans la dignité pour les personnes décédées d’Ebola », dont les prescriptions savent à la fois respecter les vivants, les morts et leurs croyances. Cette attitude, là encore est issue d’une ancienne tradition. Les travaux archéologiques sur les cimetières des épidémies le montrent. Même quand les inhumations sont multiples, on constate que le placement des corps n’est pas un simple empilement, que des éléments métalliques prouvent l’usage de linceuls, ceci même quand la place est comptée et qu’il faut mettre les cadavres tête bêche à cause du nombre de victimes. Il est rare que les fosses montrent une absence d’organisation apparente avec des cadavres jetés sans ordre en raison du flot de corps, comme à Marseille en 1720.

            Restreindre les rites sociaux ou religieux se fait le plus souvent avec l’accord des autorités religieuses. Surtout cela n’empêche pas, sauf exception de respecter les dépouilles mortuaires lors de l’inhumation. C’est peut-être le plus important au plan éthique et ne semble pas contraire à l’état du droit actuel. La motivation du Conseil d’Etat dans l’arrêt du 6 juin 2006 interdisant la cryogénisation artisanale, était à la fois claire et adaptable aux situations d’épidémie : « Considérant qu'aux termes de l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion : ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. / 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».

L’application des rites peut faire l’objet de restrictions dans une société démocratique pour assurer la santé publique. Il ne faut pas oublier que le sanitaire ne peut être régi par les règles identiques à celles qui s’appliquent au domaine médical. Le sanitaire a pour vocation de protéger l’ensemble des vivants de manière collective. Pour assurer la sécurité sanitaire, l’Etat doit pouvoir prendre des mesures courageuses au risque de bouleverser rites et traditions. C’est ce que doit un Etat responsable à ses citoyens. Il doit assurer la sécurité de chacun même contre lui-même. En période d’épidémie, l’atteinte est d’ailleurs provisoire et suspendue à un état de crise sanitaire dûment encadré dans sa procédure et son application. En matière de funérailles la limite à ne pas franchir est celle du respect de la dignité des morts, qui ne cesse pas avec la vie aux termes de l’article 16 du code civil. L’absence de rite n’empêche pas le traitement digne de la dépouille. C’est ce non-respect qui serait une atteinte à notre humanité. Et enterrer les morts avec dignité en protégeant l’ensemble des vivants ne saurait être une atteinte à notre humanité. Au risque de contredire Auguste Comte, les morts ne gouvernent pas les vivants.

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  • Louis de Carbonnières est professeur d'histoire du droit à l'Université de Lille et Président du Conseil d'orientation de l'Espace éthique des Hauts-de-France


Réponse d'Alain de Broca 

 

Cher Louis,

 Je comprends bien ton propos, qui m’apprend beaucoup. J’ose dire que cela est vrai quand  la pandémie touche tout le monde, sur tous les fronts (à tout âge)  avec une violence imparable (mort) pour tous, ce qui n’est pas le cas en la matière. J’ose redire car c’est la réalité :

  • que ce virus est grave parce qu’il est inconnu de notre immunité mondiale, et il faudra que plus de 50% de la population soit immunisée pour canaliser le problème, donc .. aucun rapport avec la peste, la tuberculose, le virus ébola..
  • que le virus n’est grave  que pour les personnes déjà en comorbidité patente, comorbidité d’autant plus fréquente évidemment avec l’âge.. preuve que notre santé publique maintient aujourd’hui à fleur d’eau (quasi critique chronique) de nombreuses personnes (certains désormais ont eu plusieurs cancers, avec des pathologies chroniques dramatiques etc..)
  • que les enfants et adultes jeunes voire personnes âgée sans morbidité passe le cap voire sans problème en général.  Je rappelle que la varicelle est grave si on ne l’attrape pas à la petite enfance. Heureusement 80% de l’humanité l’a attrapée donc pas de pandémie. Le problème serait identique aujourd’hui  si le virus était inconnu de la population mondiale

Donc si ton propos est bon dans les conditions que tu soulignes, il n’est pas adapté à la situation actuelle, ce que nos politiques ne disent pas, relayés par des médias, qui aiment insister sur la peur, les peurs, les fantasmes.

Je rappelle que par jour en France , « d’ordinaire », il y a 1650 morts par jour..... parce que 600000 morts par an (2018)..  les personnes décédant actuellement sont les mêmes personnes qui seraient mortes, d’une infection pulmonaire, d’une fausse route, d’un trouble du rythme d’un AVC dans les semaines à venir,  ici malheureusement déstabilisée par un virus  (hier la grippe : 9000 morts avec la grippe en 2019, sachant que la plupart des personne âgées sont vaccinées pour la grippe) aujourd’hui le coronarovirus 19.

Avec en prime actuellement le fait que le confinement de personnes âgées qui seraient décédées dans les mois à venir vont décéder SANS aucun soutien familial.. avec en sus des décès en EHPAD liés au coronarovirus importés par les soignants et administratifs, c'est à dire  de décès dans le cadre de malade nosocomiale.

Oui Antigone a raison de donner de la voix, quand la politique est inadaptée. On parle en médecine « d’obstination thérapeutique déraisonnable ». Il faudra parler désormais de « politique de santé publique déraisonnable », c'est à dire  que la politique ne se met à pas réellement à la dimension de la raison, ou plutôt ne se met que sous le coup d’une raison technique quand la raison anthropologique devrait l’emporter. 

Merci pour le rappel nécessaire face aux situations extrêmes, situation différente de cette crise sanitaire qui aurait pu être imaginé à défaut être anticipée. La grippe H5N1 aurait dû nous aider à anticiper

Alain de Broca