Le masque : une nouvelle peau ?

Par Louis-Gabriel Lavoix et Nicolas Robin (29 avril)

Bref entretien entre le médecin et le philosophe sur l'irruption du masque dans la vie collective, le rempart professionnel d'abord, vulgaire ensuite, contre le péril microscopique. Nouvelle amulette des superstitions plébéiennes ? Nouveau critère du jugement de classes ? Nouvelle coqueluche de nos sociétés de consommation ? Nouveau visage du conditionnement idéologique ? Nouvelle opportunité d'oppression politique ?

Louis-Gabriel Lavoix et Nicolas Robin

 

Auteurs : Louis-Gabriel Lavoix PhD et Nicolas Robin, MD

 

"Un masque raconte beaucoup plus qu'un visage, et l'homme est peu lui-même lorsqu'il parle à la première personne ; donnez-lui un masque, et il dira la vérité "
Oscar Wilde

 

Bref entretien entre le médecin et le philosophe sur l'irruption du masque dans la vie collective, le rempart professionnel d'abord, vulgaire ensuite, contre le péril microscopique. Nouvelle amulette des superstitions plébéiennes ? Nouveau critère du jugement de classes ? Nouvelle coqueluche de nos sociétés de consommation ? Nouveau visage du conditionnement idéologique ? Nouvelle opportunité d'oppression politique ?

En lui-même, l'objet est innocent, il est surtout salutaire. Il se définit d'abord par sa fonction propre, ce que les Anciens appelaient l'ergon, c'est-à-dire la finalité qui en détermine la structure : de même que, pour reprendre l'exemple d'Aristote [1], la hache a la forme qu'il convient pour trancher, le masque fait écran à la diffusion de microparticules dangereuses afin de mieux s'en préserver ou assurer une protection. Le masque est en soi ergonomique : la fin informe la matière pour faire advenir la vérité de l'objet. Le masque du soudeur, le masque du chirurgien, le masque de plongée. Ainsi Platon admettait que ce qui fait le bon outil, le bon ouvrier, c'est la qualité, la vertu ou excellence propre qui les rend aptes à accomplir avec bonheur leur fonction [2] . L'action d'occulter a en soi toute sa justification, qui rejaillit autant sur la forme de l'objet que sur son usage, et jusqu'aux conséquences, peut-être, de cet usage. Témoin linguistique de cet accomplissement essentiel : le prolongement du nom "masque" dans le verbe "masquer", qui n'est autre que l'actualisation de la puissance. Ne voyons pas dans l'impérieuse nécessité liée aux tristes circonstances de la pandémie, la consécration soudaine d'un objet qui n'aurait de valeur - éphémère - qu'en ce qu'il est actuellement vital et irremplaçable ; son usage essentiel lui donne tout son sens ; sa nature même, pénétrée en quelque sorte de sa fonction, lui confère intrinsèquement sa légitimité.

Mais déjà, et pour des raisons nullement étrangères à l'usage du masque liées certes, on en conviendra, à son exploitation systématique sans précédent, une fonction abusivement mise en œuvre vient en concurrencer d'autres, qui ne peuvent plus s'actualiser. C'est que le masque fait un avec le visage qu'il recouvre, il se fond sur lui, avec lui. Et tout en déployant la fonctionnalité de l'enveloppe, on en vient à suspendre les autres finalités de l'"enveloppé", de ce qui gît en dessous. On dit bien de la peau ou d'une plaie qu'elle ne respire pas sous le pansement, et que le soin d'hygiène, animé des meilleures intentions, peut faire parfois pire que mieux et ne sera assurément pas sans incidence sur le bien-être de l'épiderme. Puisque le masque dissimule le visage, ce sont les fonctions ordinaires du visage qui sont remises en cause, et avec elles le visage lui-même - car disait Lamarck, la fonction modèle l'organe, et le visage n'est autre que modélisation plastique, vivante incarnation, modelé dirait le peintre. Que deviendra-t-il, avec l'usage, avec le temps ? Dissimuler le visage n'est pas seulement le soustraire à la vue des autres, c'est le nier, le néantiser dans sa vocation même. Bien au-delà de la fonction organique, à supposer qu'il en ait une, le visage arbore un privilège dans la totalité du corps humain ; il en est la seule partie en effet qui accepte la nudité, et même la requiert, car elle est le siège de l'expressivité ; cette tribune de chair où l'âme se laisse entrevoir. Avec le masque, le son est coupé, on ne peut plus lire sur les lèvres. Ces lèvres avec lesquelles nous embrassons. Cette partie du corps qui se caresse avec la langue lorsqu'on s'efforce de ne pas perdre une goutte de ce chocolat fondu, dégoulinant. Ces lèvres toutes rouges de nos enfants qui ont englouti les pâtes bolognaises. On ne voit plus les dents, et on se demande comment on va manger. Fini les ventes de sucettes, et puis désormais il faudra fumer par les oreilles, dernier vestige survivant de cet anathème lancé contre le visage. Occulter délibérément le visage n'est pas un geste innocent ; c'est du reste bien plus qu'un simple geste. C'est un acte.

Un acte qui n'engage pas que soi ; mais aussi autrui, et tous les autres. Quelles peuvent donc être, à nous médecins, personnels de santé, administrateurs, artisans, professeurs et toute personne pour le moins interpelée dans cette situation inédite où tout le monde sans distinction va devoir se dissimuler la face, nos premières réactions, les plus spontanées, les plus sincères et innocentes, peut-être même naïves, en termes de société, en termes de culture, et en termes d'éthique ?

I- Evénement social.

Avant même sa démultiplication massive, le port du masque, dans sa simple finalité de protection, appelle un dédoublement : immédiatement il impose les termes d'une réciprocité, car il s'agit autant de se protéger de l'autre que de protéger l'autre de soi. On est ainsi en présence des conditions minimales qui établissent le lien social, à savoir l'intérêt et l'échange - dont on sait que Platon faisait les principes de la vie en communauté [3]. Chacun est tenu de porter le masque, autant pour sa propre sécurité que pour celle des autres, dans les lieux publics où les uns et les autres sont amenés à se côtoyer. Il ne s'agit pas d'un simple rapport de proximité, mais bien d'un exercice réciproque de droits et de devoirs. La relation à autrui est ici sociale en raison de sa stricte extériorité, elle se manifeste par sa double qualité, à la fois superficielle et transitoire. "Dans le fait de l'échange, observe Emile Durkheim, les divers agents restent en dehors les uns des autres, et l'opération terminée, chacun se retrouve et se reprend tout entier. Les consciences ne sont que superficiellement en contact ; ni elles ne se pénètrent, ni elles n'adhèrent fortement les unes aux autres" [4]. Le caractère impersonnel de l'échange se voit désormais accentué par le surcroît d'extériorité qu'impose le port du masque. Cette conjoncture est sans précédent dans l'histoire ; de circonstances simplement épisodiques et particulières comme le théâtre ou la fête auxquels était jusqu'alors réservé le masque, on passe désormais à une relation commune, banale, systématique : non plus exceptionnellement esthétique, mais couramment sociale. Les êtres humains ainsi en présence campent leur position d'individus en gommant un peu plus leur statut de personnes ; aucune préoccupation pour l'intériorité des consciences (qui fascinait tant au théâtre), et pour cause : le masque n'affiche que du dehors, que du périphérique, et incite au retranchement derrière le paravent, derrière le rempart bien plutôt.

Comment en effet ne pas voir, de surcroît, dans l'usage sanitaire du masque une forte composante de suspicion et de défiance ? Non seulement autrui y est plus extériorisé, plus " centrifugé " que jamais, mais il est surtout menace tangible et imminente. On songera naturellement aux masques des escrimeurs, aux heaumes des jouteurs, ces usages de la protection où la composante de la rivalité apparaît sans équivoque. Et de fait, poursuit notre sociologue, cette présence forte de l'intérêt dans l'échange, fût-il comme ici de simple précaution, mine de l'intérieur le lien social à peine esquissé. C'est qu'il comporte, en puissance, de l'hostilité, que le port du masque ne fait qu'exacerber. "Toute harmonie d'intérêt recèle un conflit latent ou simplement ajourné. Car, là où l'intérêt règne seul, comme rien ne vient réfréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l'autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée" [5]. Cette généralisation du masque vient à point nommé conforter les forces farouchement individualistes et dissolvantes qui travaillent déjà nos sociétés démocratiques. Et sans parler de la peur qu'inspire spontanément toute figure méconnaissable, impossible à identifier, support de toutes les intentions possibles et imaginables. Une infirmière en EHPAD témoigne : "les résidents ne nous reconnaissent plus avec nos masques". A l'hôpital, on ne distingue plus les soignants et les malades.

Occultant le périlleux intérieur, le masque en célèbre d'autant plus l'extérieur, c'est-à-dire l'apparaître. Nouvelle mascotte de nos sociétés du spectacle, il emboîte le pas du conformisme dominant dans nos sociétés industrielles, corollaire d'une docilité de masse, en généralisant une apparence, une silhouette qui ne distingue plus comme jadis de rares spécialités professionnelles ; initialement l'apanage du chirurgien ou du chimiste, il est aujourd'hui arboré dans les magasins, sur les places, dans les voitures. Les Chinois ou les Japonais s'affublaient du "masuku" depuis longtemps, ce qui ne manquait pas de susciter nos sarcasmes ; et s'il y a quelques semaines seulement la photo montrant des milliers de gens masqués au milieu du brouillard en plein centre ville ne concernait que la Chine, à l'avenir... gare à celui qui ne portera pas son museau de tissu ! Deux travers de la société du spectacle sont appuyés là encore: la culture de la distinction, et celle de la consommation. Comme nos pantalons, nos robes ou nos chemises, le masque fera partie de la tenue vestimentaire ; il sera propre ou sale, classique ou moderne, avec ou sans wifi. Et pour quand celui de nos huiles politiques ou médiatiques, passablement ouvragé : notre président portera-t-il un masque particulier ? Nouveau critère de la discrimination sociale, il va vite drainer l'opinion publique, si friande de catégorisation ; après le " ffp2 " du médecin et de l'infirmière, ce sera l'empreinte avec logo de la caissière, ou le brodé polychrome de la nouvelle collection, une mode passagère pour le tissé etc.

En somme le masque déboule dans nos mœurs comme une vedette, au sens où l'entend Guy Debord ; il ne manquera pas de cristalliser tous les stéréotypes du savoir-être dont l'âme démocratique est si éprise, portée par son instinct identitaire. Quoi de mieux en effet que l'anonymat généralisé par cette nouvelle toilette pour éroder un peu plus les singularités individuelles et sacrifier au culte de l'appartenance ? "L'agent du spectacle mis en scène comme vedette est le contraire de l'individu, l'ennemi de l'individu en lui-même aussi évidemment que chez les autres. Passant dans le spectacle comme modèle d'identification, il a renoncé à toute qualité autonome pour s'identifier lui-même à la loi générale de l'obéissance au cours des choses" [6].

II- Crise symbolique.

Avec cet usage aussi massif qu'inédit du masque hydrophile, il est à craindre un chamboulement probable des représentations traditionnelles et un malaise non moins plausible dans les consciences. C'est que le terrain est déjà fortement occupé par le symbole, c'est-à-dire toute une philosophie liée à l'image ou à l'objet sensible, qui encadre et justifie pleinement la pratique. Depuis l'Antiquité le masque s'exhibe au théâtre, au carnaval, puis de nos jours au cinéma ; il recouvre le visage des acteurs ; sur scène ou dans la rue, sur les places, il suscite des ressemblances, autorise des imitations, façonne de nouvelles apparences. De même le masque de beauté permet d'embellir un visage pour une soirée, et parfois dans les soins de conservation de nos morts, il peut faire des miracles. Ainsi entendu, le masque est symbole, il résulte d'une institution officialisée par l'usage, prenant la forme d'une " représentation concrète liée par une tradition, dans un contexte culturel déterminé, à une idée ou à une réalité mentale ou morale, avec une signification spécifique" [7]. Aux symboles usuels que nous connaissons, comme le drapeau symbolisant la patrie, le blason ou l'armoirie la principauté, le sceptre la royauté, le caducée la médecine, la balance la justice, ajoutons les cérémonies et autres pratiques rituelles, dont précisément le port du masque fait partie. Par opposition au "masuku" évoqué plus haut, on peut songer ici au traditionnel "kamen", attribut rituel et plus ou moins magique signifiant " visage passager ", et lié depuis le VIIème siècle à la pratique de la danse et de la musique [8]. La structure enveloppe l'événement et lui donne sens et légitimité ; dissimuler un visage dans un bal masqué, c'est le jeu, c'est admis, c'est reconnu et même incontournable. A Venise, la mascarade est bien plus qu'une institution ou qu'un emblème ; elle irrigue la ville tout entière qui a vu naître les premières scènes lyriques publiques et indépendantes, elle est l'âme d'un urbanisme qui célèbre partout, dans chaque recoin, un visuel scénique, l'artifice d'un décor dramatique.

En revanche, à cette précaution universelle et "profane" pourrait-on dire, qu'il nous faut suivre religieusement aujourd'hui, rien ou presque dans nos mentalités ni nos coutumes ne nous aura préparés, sinon il est vrai l'imaginaire de la fiction ou de la science-fiction, dont on observera au passage aussi bien les vertus que les préjudices (les anticipations perspicaces du film ou roman " catastrophe " ont de quoi alimenter sur le sujet appréhensions et terreurs). L'événement vient heurter la structure sans recevoir d'elle le moindre éclairage. Car arborer le masque n'est pas innocent ; ériger une citadelle illisible, hérissée de meurtrières par où l'on vous surveille sans vous donner les moyens de la riposte, n'est pas sans intimider, sans exercer une certaine forme de violence. En l'absence de tout repère moral ou culturel, de tout précédent pour une pratique aussi quotidienne et familière, aussi populaire et intime, murmures et réticences s'élèvent déjà contre une mesure de sécurité qui compte, à tous les niveaux de la population, ses adeptes les plus déterminés, les apparatchiks les plus intraitables de l'impératif d'hygiène comme cause nationale. On assiste à un conflit brutal entre deux partis légitimes. Les uns défendent le principe d'un civisme responsable et solidaire, les autres ne se retrouvent pas dans cette inflexible " solidarité " qui paradoxalement délite les liens les plus communs, entretient un climat délétère de crainte et de circonspection, et anime à tous les coins de rue ces inquiétantes silhouettes de croque-mitaines, terrorisantes pour beaucoup. Incroyable qu'une petite chose nanoscopique ait à ce point transformé, défiguré l'homme sur terre. Aujourd'hui quand je vais faire les courses, je ne reconnais plus les gens : " mais où donc sont mes amis ? " La description littéraire suggère avec brio cette impression d'éther onirique ou surréaliste, où n'évoluent que des spectres : " chaque fois que l'un d'eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s'humidifiait à l'endroit de la bouche. Cela faisait une conversation un peu irréelle, comme un dialogue de statues" [9].

Jusqu'alors on usait du masque comme d'une métaphore circonstancielle, et voilà qu'aujourd'hui il s'immisce dans nos vies quotidiennes au titre d'un instrument de première nécessité. L'essence même du masque, c'est la puissance du second degré, l'élan du sens figuré, c'est l'ironie éducative dont personne n'est dupe: dérision, duplicité complètement absentes de nos mesures sanitaires aujourd'hui. Et pour cause : dans un fonctionnement qui prescrit des physionomies sans figures, des faces sans faciès, on ne rigole pas, on ne rigole plus ! Le masque d'un personnage de bande dessinée peut lors d'un braquage permettre au voleur de se dissimuler, alors que le même accoutrement fait rire les enfants dans un autre contexte; le clown est troublant par son ambiguïté, il fait indifféremment rire et pleurer. La figure la plus significative et populaire de cette délicieuse équivocité qui a toute notre sympathie, c'est justement ce héros sans figure qui confond les représentants corrompus de la loi, animés des plus mauvaises intentions ; on aura reconnu celui qu'on ne reconnaît jamais, ou toujours, Zorro tout de noir vêtu jusqu'au bandeau troué de deux lumineuses amandes qui recouvre ses yeux, brigand des grands chemins et justicier au grand cœur. Au bal, au théâtre, au carnaval, nous regardons le masque car il représente le personnage joué sur scène. Il est toujours une allégorie qui affirme de manière plus ou moins détournée une substitution convenue, à laquelle on se laisse prendre volontiers, par une faveur devenue naturelle : s'il suspend provisoirement la lisibilité, c'est toujours pour faire advenir du sens. Il voile pour mieux imiter ; l'occultation est promesse d'une révélation. Aristote voyait dans le travestissement dramatique l'opportunité pour l'auditoire d'une identification salutaire, destinée à expurger l'âme de toutes ses tentations malsaines, épuration des passions qu'il appelait "catharsis" [10]. Le masque du comédien est ici investi d'une fonction expiatoire, qu'il conserve notamment dans le carnaval et dans les processions religieuses. "Un symbole est une comparaison dont on ne nous donne que le second terme, écrit Jules Lemaître, un système de métaphores suivies" [11]. Or l'"impetus " analogique, l'influx allégorique propre au déguisement est aujourd'hui désamorcé : dépouillé de son aura de signification, le masque anti-projection est relégué à un simple écran ; il rappelle, en l'état, l'une de ses rares occurrences traditionnelles que fut sans doute la cagoule du bourreau, dans l'esprit là aussi d'une double prévention. L'instrument de métamorphose le cède à l'accessoire de protection.

III- Emotion éthique.

1/ C'est un peu comme si nous étions tous sous l'eau, et que pour respirer il n'y aurait plus que le masque. Changement de milieu, changement des rapports humains. Mais en quel sens ? Pour sûr, le masque change l'aspect : mais changera-t-il aussi le respect ? Les deux termes entrent en consonance, ils appartiennent de fait à la même famille et contiennent chacun l'idée de regard [12]. Ce regard, constitutif des rapports humains, est précisément remis en question par un morceau de papier qui s'interpose sur le visage, qui impose une barrière visuelle entre celui qui vous regarde et vous qui regardez, entre deux faciès qui se font face sans se voir. Avant même d'être respectés, autrui comme moi-même sommes d'emblée suspectés ; deux mouvements très différents du regard : le premier, moral, indique un retour en arrière (préfixe -re), comme s'il fallait renoncer à l'accessoire pour revenir à l'essentiel ; le second, sanitaire, désigne une orientation "en dessous" (préfixe -sub), comme si la vision était de biais, indirecte, tortueuse. Derrière chacun de ces masques, on ne regarde pas la personne humaine de la même manière ; disons qu'on l'appréhende au double sens, respectivement, de saisir et de craindre. L'ascendant moral qu'elle exerce sur son semblable se mesure, dans le respect, à la considération qu'il lui voue spontanément, dans la plus parfaite indifférence à ses déterminations empiriques : l'essentiel est ce qu'il y a au fond d'elle, la dignité, peu importe l'enveloppe extérieure, le masque. Dans le second cas, au contraire, l'intérieur apparaît comme zone dangereuse, foyer à risque dont il faut, en homme responsable, soucieux des conditions de la vie, prendre garde. La prudence l'exige, et c'est raison. Mais dans les faits, on ne voit effectivement plus la personne humaine. La représentation d'autrui se révèle aussi immédiate et sincère à chaque fois ; mais alors qu'elle est conviction dans la disposition morale, elle n'est plus que présomption dans l'attitude sociale.

Que reste-t-il de la personne humaine derrière ce nouvel écran ? Persona, en latin, signifie déjà le déguisement de scène, le masque, puis l'acteur lui-même ; retrait de l'homme derrière la figure du comédien, derrière la personnalité, le caractère. Issue du droit romain, la notion de personne va s'enrichir ensuite, avec le christianisme, d'une dimension spirituelle, en se confondant avec le prochain, en qui l'inaliénable transcendance se joint à la désarmante humilité. On y décèle sans mal une dialectique, commandée par la logique même du masque, entre l'abyssale intériorité et la parenté morale, entre l'inaccessible et l'acquis, l'inestimable et le familier. Le concept kantien y verra enfin une embardée hors du monde sensible, ce spectaculaire au-delà de la nature qui échappe au mécanisme des causes physiques pour n'appartenir qu'au règne des fins pratiques [13]. Retranchement dans une indicible profondeur, occasion d'élans mystiques à peine contenus, "la personne est une ineffable intimité et un en-dedans : omne individuum est ineffabile. Or, ce reste inépuisable, inexprimable, indéfinissable qui est toujours au-delà de nos concepts, ce résidu irréductible et cryptique, cet impalpable je-ne-sais-quoi enfin ne sont pas le principe du droit, mais le point fascinant de l'amour. […] le mystère à la fois attirant et repoussant du respect désigne un inapprochable secret qui habille la personne d'une sorte de tunique invisible" [14]. L'occultation essentielle de la personne suscite naturellement une dilection vers elle, envoûtant foyer de notre aspiration humaniste. Dans la morale, le masque attire comme un seuil; dans l'épidémie, il arrête comme un rideau. Inconditionnel, et préservant par là l'impérative finalité de la personne [15], le respect demeure obstinément indifférent à la clause de réciprocité, sur laquelle au contraire reposent principalement les modalités de la protection, introduisant dans la personne d'autrui une part inévitable d'instrumentalité. L'humanisme du respect s'appuie sur un intraitable mouvement de charité, en sens unique, dont le prochain est l'exclusif destinataire ; l'humanisme de la protection repose quant à lui sur une logique de la solidarité, à double sens [16] : la personne n'occupe plus le point névralgique de l'obligation, laquelle infuse confusément dans tout le groupe humain.

2/ Une autre difficulté, non moins préoccupante, tient à la scène même où s'engage le drame de l'éthique, et dont le masque hydrophile, davantage encore qu'il ne l'occulte ou en rend plus incommode l'accès, nie carrément la substance et l'existence: il s'agit du visage. Certes se gardera-t-on, à la lumière de Ethique et Infini, de toute réduction du visage à l'objet, objet plastique qui se donne à la perception, ou objet sémiotique qui se prête à l'interprétation : "le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que notre pensée embrasserait; il est l'incontenable, il vous mène au-delà" [17]. Un masque ne saurait le couvrir et le faire disparaître, puisqu'il est mouvement de transcendance, appréhension de ce qui ne comporte pas de limite. Comme tel, il n'est pas porteur de signification, laquelle est toujours relative, contextuelle dit Lévinas; ainsi du reste que toute identité ou usurpation d'identité autorisée par le masque [18]  : Arlequin ou Œdipe ont beau se présenter comme des personnages mythiques, ils n'en demeurent pas moins quelqu'un, dans une situation dramatique donnée, disposant d'identités bien définies. Masquer n'est pas annuler ici, mais seulement travestir ; sans aucune incidence sur le visage, qui est encore " au-delà ", moins vecteur de signification que offrande de sens, donation du sens, "sens à lui seul : Toi, c'est toi" [19].

Or notre masque hydrophile, quant à lui, ne se contente pas de dissimuler la figure, il la dissout, il la dépose comme on le dit d'un magistrat ou d'un gouverneur : il défigure. Et ce d'autant plus qu'il n'emploie pas la méthode forte, la brutalité physique qui s'en prendrait à la chair, et dont on sait combien E. Lévinas a montré l'absurdité, l'impuissance à en réduire par ce biais la transcendance. Il recourt bien plutôt à la ruse, à quelque sortilège enchanteur, en remplaçant le visage non par un autre visage, un faciès d'emprunt ou d'apparat, comme on peut l'observer dans n'importe quel rituel esthétique, populaire, ou religieux, un visage porteur d'une signification symbolique ; on appose un non visage, dépourvu de la moindre expression, une négation cynique des traits sans compensation, une toile blanche qui ne veut rien laisser passer, qui ne veut rien dire. On n'a pas l'air bête ou ridicule, derrière ce masque ; on a l'air de rien, on n'est plus rien. Même l'expressivité du regard est réduite à presque rien. Peut-être qu'en présence d'une telle abolition de la signification, on commence à voguer sur la dimension du visage, cet " au-delà " de la signification. Qu'aurait à redouter l'absolu du sens, sinon le non-sens lui-même ? Car le visage interpelle, ou plutôt il commande : "la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : Tu ne tueras point" [20]. Devant le visage, un contenu moral d'une limpidité confondante m'assaille, m'accable : "Tu ne tueras point !" ; la prescription suprême que nul ne peut feindre d'ignorer, qui se lit comme le nez au milieu de la figure ! Or que me dit le coton hydrophile ? Rien, silence. Pas même : "Ne parle pas !" ou "ne postillonne pas !". Pas même un "Tu.. !", c'est-à-dire nulle interpellation, qui en soi constitue la substance même du visage. Pas d'interpellation, pas de conscience, pas d'humain (car contrairement à la loi, le commandement n'est pas impersonnel). Ce n'est pas un masque, mais seulement une muselière, un panneau de signalisation routière qui s'adresse à personne : un "sens interdit", mieux : un "stop". On est dans le registre de la signalétique purement horizontale. Et de même que, plus haut, on pouvait s'inquiéter que de la personne humaine, l'absolue finalité se laissât grignoter par de l'instrumentalité, il y aurait à craindre en outre que l'inflexible transcendance du visage ne se vît menacer par quelque immixtion de l'immanence.

Précisons. Par ce commandement qui m'interpelle, le visage me désigne d'emblée comme son principal exécutant, son homme de main, ou plutôt son homme de peine : il me fait endosser, sur mes frêles épaules, toute la culpabilité de l'humaine condition. Le visage est toujours celui auquel j'aurais pu, j'aurais dû épargner toutes les souffrances que la vie inflige ; on est toujours responsable de ce qu'autrui endure. "Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres" [21]. Du haut de toute la hauteur du mont Sinaï, autrui distribue ses ordres. Et pourtant, sublime paradoxe, si le visage incarne l'autorité suprême à laquelle je suis tout entier redevable, il s'offre aussi dans le plus grand dénuement, dans le dépouillement le plus humble, il représente l'extrême vulnérabilité. Mystique de la victime expiatoire et de l'innocence de l'agneau, Isaac sacrifié dans la fleur de l'âge. "Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que "première personne", je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel" [22].  Or, que subsiste-t-il de ce dépouillement originel dans nos silhouettes masquées? Car encore que le heaume ou le casque protège de ma propre violence contre lui, et persiste à me figer dans ma culpabilité, le "FFP2" rompt l'asymétrie fondamentale du rapport éthique en désignant chacun comme proie et prédateur à la fois, comme protecteur et protégé, patient et personnel soignant. L'abîme de la culpabilité infinie s'est dissipé, au profit d'une équivalence arithmétique passablement déshumanisée. Il n'y a plus d'humanité, parce qu'il n'y a plus de nudité

3/ S'amenuise toujours un peu plus, ainsi que le veut la logique de rétrécissement plastique du masque, la parcelle d'apparence humaine à laquelle nous avons affaire ; peau d'humain, peau de chagrin. Après l'intériorité plus que jamais énigmatique de la personne, après l'exposition non moins problématique du visage, il ne subsiste plus, enfin, que le regard seul, trait incisif, rayon incandescent de conscience qui me pointe et me guette à travers la brèche aménagée entre l'arcade sourcilière et la frange supérieure de fibre non tissée, soulevée par l'éminence du nez (à ce que du moins l'on en devine). Notre situation de confinement sanitaire trouve dans l'analyse sartrienne du regard, conçu comme l'incontournable épreuve dialectique des consciences, un écho saisissant, comme une anticipation prophétique : "ce rapport que je nomme "être-vu-par-autrui", loin d'être une des relations signifiées, entre autres, par le mot d'homme, représente un fait irréductible qu'on ne saurait déduire ni de l'essence d'autrui-objet ni de mon être-sujet" [23]. L'intersubjectivité chez Sartre est toujours conçue, loin aussi bien d'une démarche de connaissance, fût-elle obscurément intuitive, que d'une expérience mystique et religieuse, dans un climat de rivalité sous-jacente, à partir du schème fondamental de l'irruption d'autrui dans mon champ visuel, surgissement qu'il qualifie parfois de "gémellé" pour signifier combien il engage en même temps la constitution de mon propre moi, de mon être comme sujet ; un conflit des consciences, en somme, qui engage bien évidemment la position des libertés respectives. Quelle issue phénoménologique attendre d'une confrontation de personnes masquées, c'est-à-dire de regards dardant d'un frêle interstice, avec toute la connotation belliqueuse du retranchement défensif, sur un terrain de surcroît déjà miné par la concurrence ? Osera-t-on prétendre neutraliser le processus de dégradation éthique qu'il y aurait tout lieu de craindre, en soutenant qu'en l'absence de toute appréhension par autrui de moi comme objet (puisque, masqué, je résiste à l'ascendant que son regard exerce sur moi), l'autre ne saurait s'imposer à son tour comme sujet : "ce à quoi se réfère mon appréhension d'autrui dans le monde comme étant probablement un homme, c'est à ma possibilité permanente d'être-vu-par-lui, c'est-à-dire à la possibilité permanente pour un sujet qui me voit de se substituer à l'objet vu par moi" [24]. Dans l'hypothèse que chaque protagoniste porterait le masque, le dispositif dialectique de reconnaissance mutuelle et rivale des consciences serait en somme immédiatement enrayé, soit que je persiste comme sujet, impropre à toute assimilation, le masque servant d'antidote à l'objectivation ; soit que définitivement objets sous le travestissement, l'un comme l'autre des comédiens, figés en quelque sorte dans leur rôle, ne puissent jamais s'élever à la subjectivité. Après tout, le masque ne prohibe-t-il pas, par définition, toute forme de reconnaissance ? N'est-il pas, comme tel, obstacle à l'identification ?

Mais soyons sérieux. Et gardons-nous de forcer le texte pour sauver les apparences d'un maintien minimal des conditions éthiques, dans une indépassable confrontation des consciences qui du reste s'accommodent fort bien de leur réciproque clandestinité. La phénoménologie sartrienne est déjà en soi mascarade. On n'y parle que de regard, jamais de visage ni de personne. La visière préside d'un bout à l'autre une relation à autrui essentiellement hostile. D'abord, le regard sartrien n'observe pas, il dévisage encore moins ; il surveille, il scrute, il épie : les mises en scène imaginées dans l'Etre et le Néant sont éloquentes sur ce point [25]. Soulignons ensuite que le moi est toujours pris de court, il est devancé par l'initiative de l'autre qui le met en demeure de se ressaisir dans sa subjectivité, à contre-courant d'une force de réification, contre le risque d'être englué que signale pour toute conscience la simple présence d'autrui [26]. Enfin, Sartre insiste sur la faillite, la déroute perceptive dans l'expérience du regard posé sur moi ; je ne vois jamais les yeux qui me regardent, ma perception est en quelque sorte désamorcée dès lors que je me sais observé, de même que, selon ce que soutenait l'auteur de L'Imaginaire, je ne puis à la fois imaginer et percevoir : "si j'appréhende le regard, je cesse de percevoir les yeux (...). Ce n'est jamais quand des yeux vous regardent qu'on peut les trouver beaux ou laids, qu'on peut remarquer leur couleur" [27]. On ne s'étonnera pas de lire, immédiatement après, une superbe formule qui s'abandonne sans retenue à la métaphore de la mascarade : " Le regard d'autrui masque [28] ses yeux, il semble aller devant eux". Le "FFP2" généralisé serait d'esprit très sartrien.

Le climat est lourd, l'ambiance délétère. Sartre compose ces lignes en pleine Occupation allemande ; ce ne sont pas les virus qui intoxiquent la vie publique, la vie quotidienne, mais ce sont les fusils, le claquement des bottes sur le pavé, des cris, la peur des délations, le silence oppressant dans les rues désertes [29]. L'auteur admet lui-même l'affinité entre ce "monde-pour-autrui" et l'univers kafkaïen, oppressant et implacable : " cette atmosphère douloureuse et fuyante du Procès, cette ignorance qui, pourtant, se vit comme ignorance, cette opacité totale qui ne peut se pressentir à travers une totale translucidité, ce n'est rien autre que la description de notre être-au-milieu-du-monde-pour-autrui [30]. On pouvait en effet aborder la question du masque sur le plan politique, et observer des temps de plus nette "translucidité" législative, avec notamment la loi 2010-1192, votée sous la présidence de N. Sarkozy le 11 octobre et stipulant dans son article premier : "Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage" - un crime passible d'une amende de 150€. Nous étions alors en pleine polémique sur le port de la burqa. Nous entrons semble-t-il dans des heures d'une plus épaisse "opacité". Et à moins de s'en remettre à la devise cartésienne du "larvatus prodeo" [31], de faire sienne la précaution de la clandestinité intellectuelle, on se contentera de souligner les réels enjeux de pouvoir autour de cette nouvelle obligation civique, si peu définie en termes sociaux, économiques, culturels, juridiques et éthiques.

Comprenons bien notre propos. Il ne s'agit pas bien sûr de discréditer les mesures de mise à distance sanitaire qui sont prises bien légitimement, en vertu du principe de précaution. On veut seulement souligner combien cette nouvelle physionomie de la présence physique, imposée de manière aussi systématique dans les rapports humains, risque de troubler encore un peu plus, dans les consciences, l'image que le commun peut se faire de la déférence envers son semblable. L'expérience du professeur de philosophie témoignera de l'énorme difficulté que l'enseignement des humanités rencontre aujourd'hui pour simplement initier à la notion même de respect : on se heurte, parmi nos élèves de 18 ans, à un mur d'incompréhension, si ce n'est d'hostilité. Après les déferlantes idéologiques, aux intentions humanistes sincères sans aucun doute, des philosophies de la tolérance puis de la laïcité qui ont eu tendance à émousser le tranchant jugé trop rigoriste de l'exigence morale, telle du moins qu'elle prend forme autour du concept normatif de personne, on a tout à redouter d'un nouveau catéchisme civique pensé à la hâte sur le principe des égards sanitaires. On se rue sur les modèles exotiques, comme l'exemple du salut oriental qui aura su à merveille, en observant l'usage d'une distance précautionneuse entre les corps et les visages, concilier les impératifs d'une sagesse traditionnelle fondée sur le sens de l'honneur avec les expédients non moins pressants d'une politique sociale de santé publique. Mais qu'on ne s'y trompe point, l'Occident peut être fier d'une conception très originale de la dignité humaine, où se joue une dialectique subtile entre l'apparence et la valeur, le retrait pudique et l'affinité essentielle, dans laquelle toute une symbolique du masque, particulièrement complexe, est déjà engagée depuis des siècles.


Références

  1. Aristote, De l'Ame, 412 b 12-15.
  2. Platon, République, livre I (352d-353e)
  3. Platon, République II, 368c-372
  4. Emile Durkheim, De la division du travail social, I, 7
  5. Ibid.
  6. Guy Debord, La Société du spectacle, §61.
  7. L-M. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
  8. On songera aux fameuses Confessions d'un masque ("Kamen no Kokuhaku", 1949) de l'écrivain japonais Yukio Mishima, ouvrage autobiographique autour du tabou de l'homosexualité, l'équivalent nippon de notre Si le grain ne meurt, d'André Gide.
  9. A noter que dans la Peste, Albert Camus limite l'usage du masque à l'enceinte stricte des chambres de soin : "Ils suivirent un petit couloir dont les murs étaient peints en vert clair et où flottait une lumière d'aquarium. Juste avant d'arriver à une double porte vitrée, derrière laquelle on voyait un curieux mouvement d'ombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une très petite salle, entièrement tapissée de placards. Il ouvrit l'un d'eux, tira d'un stérilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l'invita à s'en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou répondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres".
  10. Aristote, Poétique, chapitre VI.
  11. Jules Lemaître, Les Contemporains, IV, 70.
  12. Les deux termes dérivent en effet du même mot latin "specto, are" qui signifie : regarder, observer, contempler, et qui a donné en français : spectacle, spectre, circonspection.
  13. E. Kant, Critique de la raison pratique, 1ère partie, Analytique, III : "Devoir ! (...) quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, dont il faut faire dériver la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? (...) Ce n'est autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme un pouvoir d'un être qui est soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne, comme appartenant au monde sensible, est soumis à sa propre personnalité, en tant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible. Il n'y a donc pas à s'étonner que l'homme, appartenant à deux mondes, ne doive considérer son propre être, relativement à sa seconde et à sa plus haute détermination, qu'avec vénération, et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu'avec le plus grand respect " (traduction Picavet, P.U.F. 1949).
  14. Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l'Amour, V, 9.
  15. On s'en remettra ici à la fameuse seconde formulation du devoir : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, toujours en même temps comme une fin, et que tu te n'en serves jamais simplement comme d'un moyen". E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section.
  16. Les termes de cette solidarité citoyenne sont explicites dans le communiqué de l'Académie nationale de Médecine du 22 avril 2020, intitulé : "Aux masques citoyens !". Le paragraphe trois commence ainsi: "Le principe" altruiste " de ce type de masque a été souligné en rappelant qu'il n'était pas destiné à protéger la personne qui le porte, mais les personnes alentour selon le principe : "Un pour tous, tout (sic) pour un". Pour être efficace, le port du masque anti-projection doit être généralisé dans l'espace public". On notera les guillemets sur l'adjectif "altruiste". 
  17. E. Lévinas, Ethique et Infini- Dialogues avec Philippe Nemo, Fayard 1982.
  18. "Autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici au contraire, le visage est sens à lui seul" E. Lévinas, Ethique et Infini, (Le livre de poche, p.80). 
  19. Ibid., Le livre de poche, p.80.
  20. Ibid., Le livre de poche, p.81.
  21. F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, IIème partie, livre VI, chapitre IIa. Exhalée dans l'agonie d'un jeune adolescent en extase, la fameuse formule éveillera la vocation du frère, le futur starets Zosime, et du philosophe, Emmanuel Lévinas, qui a toujours reconnu sa dette envers Dostoïevski.
  22. E. Lévinas, Ethique et Infini, ibid., p.83.
  23. J-P. Sartre, L'Etre et le Néant, 3ème partie, chapitre 1er, IV (tel Gallimard, p.296).
  24. J-P. Sartre, L'Etre et le Néant, tel Gallimard, p.296.
  25. "Sans doute, ce qui manifeste le plus souvent un regard, c'est la convergence vers moi de deux globes oculaires. Mais il se donnera tout aussi bien à l'occasion d'un froissement de branches, d'un bruit de pas suivi du silence, de l'entrebâillement, d'un léger mouvement d'un rideau" (ibid., p.297).
  26. On se réfèrera ici, dans le même chapitre, à la célèbre description de la honte, impitoyable révélation du fond de mon intimité à travers l'épreuve de la liberté d'autrui. 
  27. J-P. Sartre, L'Etre et le Néant, tel Gallimard, p.297.
  28. C'est nous qui soulignons, et pour cause, ibid., p. 297.
  29. Un article du Monde, daté du 11 avril 2020, s'alarmait du retour des "corbeaux": " A Paris comme en province, la police reçoit des appels pour dénoncer des manquements, réels ou supposés, aux mesures de confinement. Un phénomène limité, mais révélateur de l'époque et du poids du passé ". Une illustration de Dusault montre à sa fenêtre une silhouette humaine, surmontée d'une tête de corbeau au bec masqué, et pianotant nerveusement sur son portable.
  30. J-P. Sartre, L'Etre et le Néant, ibid., p.305. Notons bien sûr que la phénoménologie sartrienne ne s'inscrit nullement dans une démarche éthique: " l'ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales " (p.675). On sait aussi que la morale annoncée en fin d'ouvrage ne verra jamais le jour.
  31. Formule célèbre de Descartes, et pourtant confessée à demi-mot, si peu en accord du reste avec sa philosophie rationaliste : "j'avance masqué". Conscient pourtant des risques encourus à soutenir la science nouvelle, avec les souvenirs récents de Bruno et Galilée, il se devait de prendre prudemment le ton de l'opinion publique, avant de s'engager à visage découvert sur le terrain de la spéculation.

  • Nicolas Robin est médecin, chef de service de médecine polyvalente et de l'unité COVID de l'hôpital de Montreuil sur mer et président du comité d'éthique du centre hospitalier de l'arrondissement de Montreuil.
  • Louis-Gabriel Lavoix est Professeur de philosophie