Le tri des patients accédant aux soins intensifs : quels critères, quelles exclusions, quelles vertus pour les décideurs ?

 

Par Philippe Sanchez (9 avril)

Philippe Sanchez, docteur en philosophie, gérant Socrates France

Le tri des patients accédant aux soins intensifs : quels critères ? quelles exclusions ? quelles vertus pour les décideurs ?

 

Auteur : Philippe Sanchez PhD
Article initialement paru sur Medium

Tout système de santé est un système de rationnement des soins, qui appelle des principes de justice distributive pour répartir des ressources médicales rares. Peut-être l'avions-nous collectivement oublié ou dénié. La pandémie de COVID-19 vient cruellement nous le rappeler.

Face à l'afflux continu de patients COVID-19 dans un état clinique critique dans les hôpitaux, les équipes médicales sont amenées à trier les patients qui bénéficieront de soins intensifs, et ceux qui en seront exclus faute de ressources suffisantes pour soigner tout le monde au même niveau d'intensité et de technicité.

L'afflux de patients toujours plus nombreux dans les hôpitaux rend incontournable cette pratique de sélection, bien qu'elle soit tout à fait courante dans les services de réanimation en temps ordinaire. En vertu du devoir éthique et juridique d'évitement de l'obstination déraisonnable des soins, ces équipes médicales estiment l'efficacité prévisible d'un passage en réanimation : est-il probable que le patient se remette et dans quel état ? Est-il probable qu'il ne récupère pas (ou très lentement), ou demeure ensuite dans un mauvais état ? Dans cette seconde option, l'équipe médical décide de donner d'autres soins - des soins palliatifs - car s'obstiner serait nuisible pour le patient. Et il s'agit aussi de ne pas gâcher des ressources médicales coûteuses, limitées, qui pourront servir plus efficacement à d'autres.

Quoi qu'il en soit, les théories philosophiques de la justice proposent des critères pour éviter l'arbitraire dans la sélection des patients. Cet article propose d'examiner plusieurs critères de sélection à partir du livre Les principes de l'éthique biomédicale des éthiciens états-uniens Tom L. Beauchamp et James F. Childress [1], qui examinent de près cette question : quels critères justes choisir pour allouer des ressources médicales rares ? Le pendant de cette question est donc : qui exclure de l'accès à ces ressources ?

Les critères de sélection examinés seront (dans le désordre) : l'urgence des besoins de soin, l'efficacité médicale (adjointe aux critères sociaux permettant une bonne restauration de la santé après hospitalisation), l'âge, l'utilité sociale, l'ordre d'arrivée ("premiers arrivés, premiers servis"). Sera aussi envisagée la sélection par tirage au sort. Les philosophies sous-tendant ces critères, abordées dans cet article, seront : l'utilitarisme, le prioritarisme et l'égalitarisme.

Cependant, il ne suffit pas d'exposer rationnellement les critères de sélection et les principes de juste distribution pour que les soignants y fassent leur marché, et prennent des décisions qui les laissent paisibles. Il est important de réfléchir aux conditions psychologiques et aux vertus à cultiver pour prendre ces décisions lourdes. D'où la question : quelles vertus sont nécessaires à ceux qui vont être amenés à prendre les décisions de sélection ?

QUELS CRITÈRES DE SÉLECTION ? QUELLE JUSTICE DISTRIBUTIVE ?

L'efficacité médicale

Avant d'analyser les critères de sélection qui prétendent à la justice dans l'allocation de ressources rares, il convient de répondre à la question : pourquoi le tri pour accéder aux soins intensifs et à la réanimation ? Beauchamp et Childress répondent ainsi :

La décision d'admettre ou de renvoyer les patients du service de réanimation implique souvent une forme de tri. L'objectif est d'utiliser les ressources médicales de façon aussi efficace que possible.[2]

Dans un système de soins - nécessairement limités et donc rationnés - le tri est une pratique qui permet d'optimiser les ressources.

Le raisonnement utilitariste (qu'on trouve dans la citation précédente) est souvent utilisé dans les sélections, posant la question centrale de cette tradition philosophique : comment faire le maximum de bien au maximum de monde ? Pour ce faire, il faut éviter de gaspiller des ressources pour ceux qu'on ne pourra pas aider efficacement, d'où la nécessaire sélection. Celle-ci repose sur un pari sur la guérison effectué par ceux qui trient, et sur le succès du traitement pour le patient. Mais toute sélection entraîne des perdants et donc des inégalités.

Parmi les principaux critères retenus par les équipes qui régulent l'accès à une ressource rare, par exemple un rein à greffer, on trouve l'espérance de vie du patient après la greffe. Greffer un rein à quelqu'un qui a une espérance de vie de 15 ans alors qu'on pourrait le greffer à quelqu'un qui a une espérance de vie de 40 ans, ce serait " gaspiller " le rein. Le critère de l'âge est dès lors déterminant pour estimer l'efficacité médicale d'un traitement.

Dans la même logique, la présence de maladies ou handicaps peuvent être des motifs d'exclusion. Prenons l'exemple du handicap psychique : une personne qui est insuffisante rénale, et vit avec une dépression nerveuse chronique grave, peut être considérée comme potentiellement suicidaire. Lui greffer le rein plutôt qu'à une personne du même âge sans handicap psychique serait aussi " gaspiller " le rein.

La présence de maladies ou de troubles aiguës connexes à celle qu'on essaie de soigner est appelée " comorbidité ". Une personne polyhandicapée atteinte de COVID 19, selon la logique utilitariste, serait vraisemblablement exclue de l'accès aux soins intensifs du fait d'une importante comorbidité. Selon la gravité des handicaps et la présence de comorbidité, les personnes handicapées risquent fort d'être exclues des services de réanimation, ce qui contrevient au principe éthique et politique de non-discrimination sur la base d'un handicap.

Parmi les critères attenant à l'efficacité médicale, il y a aussi le style de vie et le réseau social de soutien[3]. Si la guérison de la virémie nécessite des traitements exigeants et des aides humaines, l'équipe médicale peut décider qu'un patient dont le style de vie est incompatible avec une convalescence efficace (par exemple, un toxicomane qui ne suit pas régulièrement ses traitements contre la toxicomanie) n'est pas prioritaire pour être soigné.

Pour les convalescents il est important, pour se remettre, d'avoir des proches bienveillants qui les aident dans la prise régulière des traitements, et l'assistance à la vie quotidienne pendant quelques mois. Une personne qui aura une convalescence longue et est très isolée, doit-elle être prioritaire ? Les prioritaristes, soucieux d'égalité des chances, opposent aux utilitaristes que le rôle de la société est de compenser la malchance qu'est l'isolement social par la provision de services et des soins à domicile.

Les critères de sélection en fonction du style de vie et du réseau social de soutien semble difficiles à défendre, car ils contrarient le principe de non-discrimination et celui du respect des choix de vie, auxquels beaucoup tiennent. Néanmoins, nous voyons que derrière le critère d'efficacité médicale peuvent se cacher des critères difficiles à justifier, qui peuvent être assimilés à des critères d'utilité sociale. Si une personne handicapée atteinte de COVID 19 est exclue de l'accès aux soins intensifs, difficile de ne pas se dire qu'elle a pu être jugée socialement moins utile que d'autres, tout à fait valides[4].

Toutefois, il est important d'avoir conscience qu'en éthique médicale, la voie utilitariste n'est pas la seule, et que d'autres philosophies ont des modes de sélection différents à proposer. Commençons par le prioritarisme, qui nous permet de réfléchir à la gravité et à l'urgence des besoins de soins, comme critères de sélection.

L'urgence et la gravité des besoins de soins

Le prioritarisme estime que, dans une société, des inégalités peuvent se justifier à condition que les plus défavorisés soient gagnants en tirant avantage d'une compensation de leur mauvaise situation, d'un rééquilibrage à leur profit. Le prioritarisme est l'autre nom qu'on donne à la philosophie de l'égalité des chances. Le prioritariste pose les questions : qui sont les plus défavorisés ? sur quels plans ? Est-il légitime de rééquilibrer telle ou telle inégalité ? Quoi faire pour compenser cette mauvaise situation, qui soit acceptable pour ceux qui sont mieux favorisés (et qui vont contribuer par l'impôt à financer la politique publique de compensation) ?

Dans un service d'urgence ou de réanimation, ceux qui sont les plus défavorisés sont vraisemblablement ceux qui ont les besoins de soin les plus urgents, et ceux qui ont les symptômes les plus graves. Tant qu'il n'y a pas de rareté, seuls les éléments cliniques comptent, et les médecins peuvent satisfaire aux exigences du prioritarisme, non sans se poser la question éthique cruciale : est-ce que ça vaut le coût de s'obstiner ?

Face à la gravité et à l'urgence, il faut prioriser : qui on soigne d'abord et avec quel moyen ? Hors des temps de crise sanitaire, la priorisation est organisée sur la base de l'efficacité médicale, soit la possibilité pour la médecine de soigner efficacement à des fins de guérison :

Les victimes des catastrophes, par exemple, sont généralement classées selon leurs besoins médicaux. Celles qui sont très gravement blessées et qui mourront si aucune aide immédiate n'est apportée, mais qui peuvent être sauvées, seront classées en première position ; celles dont les soins peuvent être différés sans danger immédiat sont classées en deuxième position ; celles qui sont légèrement blessées sont classées en troisième position ; et celles pour qui aucun traitement ne sera efficace seront classées en quatrième position.[5]

En période d'urgence épidémique où les hôpitaux n'ont pas la capacité de soigner tout le monde, le prioritarisme basé sur l'urgence des besoins et leur gravité ne saurait prévaloir. En effet, les médecins prioritaristes devraient se concentrer sur les malades les plus graves, mettant en attente les malades " graves mais pas trop pour l'instant ", qui vont devenir des cas très graves prochainement, et entraîner un engorgement des services de soins intensifs. Face à cet engorgement, les équipes médicales devraient alors élaborer une hiérarchie des prioritaires parmi les "très graves".

Les utilitaristes renvoient alors le critère de l'efficacité médicale globale (et non l'efficacité médicale individuelle) aux prioritaristes : "Ne gaspillez pas les ressources en les donnant à des patients dont la probabilité de survie et de guérison est faible. Votre objectif doit être de guérir le plus de monde possible, et donc d'éviter que les patients graves mais pas trop deviennent des patients très graves.". Face à la rareté des ressources et à un encombrement rapide des hôpitaux, la priorité aux cas les plus graves et aux plus urgent - sans considération d'efficacité des traitements - apparaît insoutenable. En effet, la préoccupation de la population et des soignants est de soigner et de sauver un maximum de gens.

Se pose aussi la question du critère de l'âge. Nous avons vu que l'efficacité médicale peut exclure des personnes âgées de l'accès aux soins intensifs. Voyons ce que la philosophie de l'égalité des chances peut faire du critère d'âge.

L'âge des patients

Il apparaît que les morts du COVID-19 qu'on nous annonce sont principalement des personnes âgées de plus de 60 ans, même si elles ne sont pas les seules. Si on suit le critère de l'efficacité médicale, un médecin qui voit arriver un patient de plus de 60 ans dans un état critique aux urgences peut décider qu'il n'est pas prioritaire de le soigner, au vu de ses faibles chances de guérison et de récupération.

Mais Beauchamp et Childress précisent que la sélection par l'âge n'est pas seulement concevable en fonction de l'efficacité médicale, mais peut-être fondée sur l'égalité des chances entre jeunes et âgés. Ils citent le philosophe états-unien Norman Daniels[6], qui défend l'idée qu'il existe une durée de vie normale. Mourir avant d'avoir vécu cette durée normale, c'est partir trop tôt. Vivre moins de temps que cette durée de vie normale doit être vu comme une inégalité de chances, par rapport à ceux qui ont vécu tout ce temps voire plus.

On peut donc considérer le critère discriminant de l'âge comme le moyen de donner leurs chances de vivre à des plus jeunes, qui ont droit à une certaine longévité au même titre que ceux sont arrivés jusque-là. Sur la base de cette égalité des chances, on peut justifier de prioriser un plus jeune sur un plus âgé, alors qu'ils ont tous les deux de bonnes chances de récupération. Beauchamp et Childress suggèrent d'ailleurs que le critère de l'âge ainsi fondé entrainerait probablement "une plus grande discrimination envers les personnes âgées que celle que dicterait une conception visant des objectifs d'efficacité.[7]"

Parmi les objections possibles, on peut avancer que les personnes aujourd'hui âgées ont contribué par leurs impôts et cotisations sociales au financement du système de santé quand elles travaillaient, sans nécessairement en bénéficier souvent et sans lui coûter très cher. Ils sont dès lors en droit de réclamer la réciproque quand ils ont plus besoin de ce système de santé. Le procès en inutilité sociale des personnes âgées, ou leur identification comme " chanceux d'avoir tant vécu ", reviendrait à un déni de réciprocité.

D'un point de vue médical, l'interruption des soins curatifs pour des personnes âgées, pour éviter l'obstination déraisonnable, trouve une adhésion large. Du point de vue de l'égalité des chances, on trouvera aussi nombre de personnes pour souhaiter que des jeunes ou " entre deux âges " vivent au lieu de mourir, et qu'il est " dans l'ordre des choses " que les plus âgés meurent avant eux. Ce qui est vrai quand on réfléchit froidement risque cependant d'être difficile à concevoir pour une famille dont le proche âgé n'ira pas en réanimation. La tâche des médecins et soignants qui devront expliquer cela au patient lui-même et à sa famille promet d'être pénible voire insupportable.

Si on ajoute un autre élément discriminant au critère d'âge, en précisant qu'il s'agit d'égaliser les chances" de vivre une vie d'une durée normale en bonne santé et sans handicap invalidant", les chances d'accéder aux soins intensifs des personnes handicapées atteintes de COVID-19 ne sont pas plus grandes qu'avec la logique utilitariste de distribution. Tout l'enjeu du prioritarisme est de déterminer les deux catégories de population dont il faut égaliser les chances d'être soignées. La seule chance des personnes handicapées est qu'elles soient considérées comme prioritaires pour les soins intensifs, quel que soit leur état clinique et la probabilité de s'en sortir. Mais dans une situation de pandémie et de rareté des ressources médicales, difficile d'aller à rebours de la finalité utilitariste " Sauver le plus de monde possible pour que le plus grand bien de la communauté ". On peut donc anticiper que les personnes handicapées ne seront pas prioritaires dans les salles de réanimation. 

 Mais à l'efficacité médicale et à l'égalité des chances, justifiant le critère d'exclusion par l'âge[8] - voire aussi par le handicap - on peut préférer des principes égalitaires qui se dispensent de tout critère discriminant.

"Premiers arrivés : premiers servis" et le tirage au sort

Le principe de l'égale dignité de chaque être humain, fondement de la philosophie des droits de l'homme, peut nous rendre odieux tout critère de sélection qui discrimine les patients admis en soins intensifs et ceux qui en sont exclus. Deux principes de distribution égalitariste sont analysés par les deux éthiciens états-uniens : " premiers arrivés : premiers servis " et le tirage au sort.

La logique " Premiers arrivés : premiers servis " n'est égalitaire qu'en apparence. Elle favorise ceux qui sont plus rusés ou plus forts que les autres, ou plus pugnaces. Croirons-nous que toutes les personnes qui ont dévalisé les rayons de papier hygiénique étaient égales devant l'accès aux rouleaux de papier WC ? Ce sont les plus forts ou les plus à l'avance devant l'entrée du supermarché (donc les plus rusés) qui ont obtenu leur trésor de cellulose. Imagine-t-on que les malades du COVID-19 soient égaux devant les places de soins intensifs, et qu'ils vont user de stratagèmes pour obtenir un lit de réanimation ? Point d'égalité ici : juste de l'habileté, de la force et de la ruse pour ceux qui parviendraient les premiers à l'hôpital, aussi peut-être parce qu'ils auraient eu " la chance " d'être infectés parmi les premiers.

On peut comprendre la logique "Premiers arrivés : premiers servis" comme une priorité absolue donnée aux premiers patients arrivés en soins intensifs. Puis s'instaure une liste d'attente dans chaque hôpital. On n'ose pas imaginer ce que deviennent ceux dont l'état est déjà critique... Pensons aussi aux demandes de passe-droits de tous ceux qui ont le bras long. Peut-on envisager que ceux qui sont arrivés les premiers soient de toute façon prioritaires par rapport à ceux qui ont des besoins plus urgents et qui présentent de plus grandes chances de guérison ?

En vertu du principe d'utilité médicale, la réponse est négative[9]. Face à la rareté des ressources et à des risques forts pour une/des population(s) entières, la logique utilitariste apparaît prégnante, car tout ce qui dérogera à la finalité "sauver le maximum de gens pour le plus grand bien pour la communauté" apparaîtra, à notre avis, plus contestable que la distribution utilitariste.

Cependant, Beauchamp et Childress envisagent la possibilité d'un tirage au sort, exemptant les équipes de soignants de décisions difficiles. Ce mode d'attribution de lits de soins intensifs semble respecter le principe d'égale dignité. Mais les malades et leurs familles accepteraient-ils une absence de décision médicale ? Les deux éthiciens suggèrent qu'

"il est possible que les candidats non retenus ressentent moins de détresse ayant été éliminés par le hasard que s'ils l'avaient été par des jugements comparatifs sur leur valeur sociale."[10]

Mais tout le monde n'a pas la sagesse d'Epicure qui défendait l'idée que la mort n'est rien pour nous. Il est hautement probable que ce qui suscite la détresse soit le défaut de soin lui-même, la souffrance et la mort possible, et non les modalités de la sélection. Comme dans le paragraphe précédent, en vertu de la logique utilitariste qui prévaut dans les situations de crise sanitaire (mais pas uniquement), la loterie des lits de soins intensifs apparaît très difficile à justifier.

Reste à analyser le critère de l'utilité sociale, qui apparaît de prime abord injustifiable. Mais ce critère peut avoir quelque pertinence en situation de pandémie dans un cas bien précis.

L'utilité sociale

Le principe de l'égale dignité de chaque être humain rend insupportable la sélection en vertu d'une prétendue utilité sociale supérieure ou inférieure de telle ou telle catégorie de population. Affirmer que " les personnes âgées sont moins utiles socialement que les plus jeunes " est contraire à nos intuitions morales largement partagées.

Cependant, Beauchamp et Childress précisent que, dans des situations extrêmes, ce critère peut être justifiable. Ceux-ci prennent un exemple issu de la Seconde Guerre mondiale :

lorsque les ressources - rares - de pénicilline furent distribuer aux soldats américains souffrant de maladies vénériennes, plutôt qu'aux soldats souffrant de blessures de guerre. Le raisonnement se fondait sur les besoins militaires : les soldats souffrant de maladies vénériennes se remettraient beaucoup plus rapidement pour retourner combattre[11].

En cette période de pandémie virale où les morts commencent à se compter par milliers, nous avons grand besoin de soignants. Or, l'insuffisance de matériel de protection (masques, gel hydroalcoolique) entraîne des contaminations de soignants. La logique utilitariste " Sauvons le maximum de monde pour le maximum de bien pour la communauté " justifie qu'une priorité soit donnée aux soignants infectés, pour qu'ils puissent se remettre aussi rapidement que possible et retournent soigner, en vue de sauver un maximum de gens[12].

Mais, suivant cette logique, un soignant arrivant aux urgences en état critique pourra être exclu parce que l'équipe médicale a estimé faibles les chances de le sauver. Quelle que soit la dette de la société aux soignants dans cette crise sanitaire, le calcul bénéfices/risques qui préside au tri des patients demeure.

Les soignants, dans la situation actuelle, apparaissent toutefois la seule catégorie de population qui pourrait se voir légitimement prioriser pour les soins en vertu de leur utilité sociale, que nulle ne conteste. Mais l'analyse rationnelle et dépassionnée des principes de distribution et des critères de sélection ne permet pas à elle seule de favoriser de bonnes décisions. Les équipes et les personnes qui trient ont besoin de cultiver certaines vertus pour assumer la charge qui leur incombe.

QUELLES VERTUS PEUVENT CULTIVER LES DECIDEURS ?

La décision médicale, comme toute décision, fait appel au système nerveux central et donc au fonctionnement du cerveau. Le philosophe suisse Bernard Baertschi nous explique une chose importante, qui nous permet de comprendre les difficultés des équipes ayant à sélectionner des patients :

plus la question morale qui se pose à nous est personnelle, c'est-à-dire plus nous sommes impliqués activement dans ce qu'il faut faire, et plus nous pouvons le faire simplement en étendant le bras, plus les zones émotionnelles de notre cerveau sont actives. (...) Bref, nos décisions morales sont influencées par la place que nous occupons dans l'action, et plus nous sommes concernés, plus nos émotions sont vives, inhibant l'action lorsqu'elle implique un dommage sérieux fait à autrui [13].

Ce propos implique que les équipes qui auront à prendre des décisions excluant des personnes, ou les retenant pour accéder aux soins intensifs, auront à prendre leurs émotions en compte pour décider, tandis que ces dernières promettent d'être particulièrement vives. Pour prendre des décisions qui ne soient pas le résultat d'une émotion collective ou individuelle trop forte, il convient de cultiver certaines vertus. Plusieurs vertus sont nécessaires aux soignants. Nous nous contenterons, dans l'espace de ce papier, de trois vertus : l'équanimité, le courage et la justice.

Mais le terme de vertu morale est surtout utilisé en philosophie et bien peu dans le langage courant, probablement parce qu'il a des airs peu attrayants de morale religieuse. Mais la sécularisation de nos sociétés ne doit pas nous faire oublier qu'agir pour le bien et la justice nécessite de cultiver quelques vertus. Dans son Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville, philosophe français, explique :

La vertu ou plutôt les vertus (puisqu'il y en a plusieurs, puisqu'on ne saurait les ramener toutes à une seule ni se contenter de l'une d'entre elles) sont nos valeurs morales, si l'on veut, mais incarnées, autant que nous le pouvons, mais vécues, mais en acte : toujours singulières, comme chacun d'entre nous, toujours plurielles, comme les faiblesses qu'elles combattent et redressent [14].

Ainsi nous combattons nos faiblesses et les redressons - quand nous souhaitons nous améliorer - en cultivant des vertus. Les vertus ne sont pas innées, mais acquises en nous exerçant régulièrement. Une faiblesse que les soignants doivent combattre, particulièrement quand ils doivent délibérer pour inclure et exclure des patients sauvables, est la propension à prendre des décisions sous l'emprise d'émotions pénibles voire insupportables.

Les urgentistes et les médecins réanimateurs qui sont rompus aux sélections ont probablement l'habitude de réguler leurs émotions, condition de la vertu d'équanimité (ou "égalité d'humeur"). Ceux qui seront impliqués dans les décisions et n'ont pas appris à cultiver leur équanimité risquent de souffrir.

Pour aider les soignants à partager ces décisions lourdes, le Conseil Consultatif National d'Ethique (CCNE), dans une contribution au débat sur la pandémie du 13 mars 2020, a recommandé la mise en place de cellules éthiques de soutien dans les hôpitaux[15]. Nous pouvons espérer que cette aide sera utile. Cependant, elle n'ôtera pas la nécessité pour les soignants de cultiver leur équanimité. Qu'implique cette vertu ?

L'objectif de l'équanimité est, pour tout individu ayant à agir et prendre des décisions, de prendre ses émotions en compte - sans tenter de les refouler (peine perdue !) - mais en leur accordant leur juste place dans la délibération. Pour toutes les décisions qui ne nécessitent pas d'agir immédiatement, il s'agit de réfréner la décision spontanée prise sous le coup de l'émotion. Mais comment faire ?

Il s'agit premièrement de mettre un nom sur les émotions qui nous assaillent. Les cinq émotions de base, communes à tous les êtres humains, sont : la joie, la colère, la tristesse, la peur, le dégoût. Le philosophe Pierre Le Coz insiste dans son Petit traité de la décision médicale, sur l'angoisse - dérivée de la peur - comme moteur de la décision médicale. Or deux attitudes sont possibles face à l'angoisse : la fuir ou l'assumer. A cet égard, Le Coz écrit :

L'essence d'une décision médicale peut être pathologique ou éthique selon qu'on vise à supprimer coûte que coûte une angoisse ou qu'elle l'assume pour en faire le support d'une révision émotionnelle [16].

Pour éviter de céder à la pression de l'angoisse et prendre de mauvaises décisions, il faut apprendre à pratiquer la révision émotionnelle, que Le Coz explique comme suit :

C'est en jouant une émotion contre une autre émotion, ce qu'on appellera un processus de révision émotionnelle, que l'on peut s'assurer de la valeur éthique d'une décision. Jouer la crainte là où on éprouvera de la compassion, jouer la compassion là où l'on sera sous l'emprise de la crainte. [17]

Une mauvaise décision provient de l'emprise d'une émotion sur toute notre personne et phagocytant notre délibération. Quand nous sommes trop compatissants avec un patient, nous pouvons prendre des décisions inappropriées. De même, nous pouvons prendre de mauvaises décisions par une sensibilité trop forte à la peur, que nous suscitent les risques d'une situation mal maîtrisée ou dont l'incertitude est forte, doublée de conséquences nocives prévisibles en cascade.

Réviser ces émotions suppose de faire appel à notre mémoire et/ou à notre imagination pour nous faire apparaître mentalement une situation, une image qui suscite l'une ou l'autre émotion. Une fois que nous avons pris conscience de l'emprise d'une émotion telle la crainte, nous nous attachons à imaginer une situation qui nous suscite de la compassion. Inversement, dans une situation de soin où la compassion prend toute la place, il convient d'imaginer une situation qui suscite la crainte, afin de trouver un " juste milieu émotionnel ". Celui-ci permet de prendre une décision sans être sous l'emprise de l'une ou l'autre émotion. Le principal moyen de cultiver l'équanimité est donc de s'entraîner à la révision émotionnelle chaque fois que possible.

Une autre vertu indispensable aux soignants qui ont ou auront à effectuer des sélections est le courage. Le courage est la vertu qui permet d'affronter le danger et les difficultés avec fermeté, malgré l'urgence de la situation et le stress qu'elle nous procure. Pour Aristote[18], la vertu est un juste milieu entre un excès (la témérité) et un défaut (la peur, qui mène à la lâcheté quand elle n'est pas maîtrisée). Et, comme toutes les vertus, elle se cultive par l'exercice de la maîtrise de soi. Et pour être courageux, la compréhension de ses émotions et la révision émotionnelle apparaissent essentielles. Le manque de courage peut venir de l'emprise de la peur sur le soignant. La témérité peut venir du déni de la présence de toute émotion (illusoire !) dans le processus de décision.

Pour aider les soignants des hôpitaux à comprendre leurs émotions, leur influence sur leurs décisions, et à pratiquer la révision émotionnelle, la supervision individuelle ou en équipe par des psychologues apparaît essentielle. C'est là une démarche de salubrité psychique et de prévention des risques de burn-out, de dépression et d'arrêt de travail. Espérons que l'administration hospitalière - en temps de crise sanitaire et en temps ordinaire - met massivement les moyens pour ces supervisions, qui permettent aux soignants de cultiver deux vertus essentielles : l'équanimité et le courage.

On peut citer aussi la vertu de justice, qui est la capacité à user de son pouvoir sur autrui avec mesure et discernement, en recherchant l'équité, en assumant ses décisions et en étant capable de les justifier. En cela, la vertu de justice est intimement liée à la responsabilité comme capacité à répondre de nos actes. L'équité consiste à donner à chacun ce qui lui revient, en fonction des moyens disponibles et de critères clairs de distribution. Pour cultiver la vertu de justice, et prévenir l'arbitraire (ce que la vertu doit corriger), il s'agit de s'entraîner à se retenir de décider sans réflexion chaque fois que possible. Pour ce faire, une commission pluridisciplinaire, telles les cellules éthiques de soutien évoquées plus haut, peut aider à mûrir la décision (quand le temps permet cette maturation). Il s'agit d'apprendre à justifier ses décisions avec pondération. Et pour ce faire, il faut là encore comprendre nos émotions et savoir les maîtriser.

IN FINE

Au terme de cette réflexion, nous constatons que l'utilitarisme peut amener à discriminer les personnes âgées et les personnes handicapées, de même que le prioritarisme. Seul l'égalitarisme - légitimant un tirage au sort de ceux qui seront admis en soins intensifs - éviterait le travers de cette discrimination. Mais nous croyons que la finalité utilitariste " sauver le plus de monde possible pour le bien de la communauté " apparaît la plus admissible en temps de crise sanitaire quand la ressource (les lits de soins intensifs) est rare. Elle disqualifie donc le tirage au sort.

Par conséquent, plus la ressource se raréfiera (plus les services de réanimation seront encombrés), moins les personnes âgées et les personnes handicapées auront de chance de bénéficier des soins intensifs. C'est pourquoi il convient de prévenir autant que possible la contamination de ces deux catégories de population. Et on peut subodorer que plus la situation sera tendue, plus des dérives de sélection par utilité sociale pourraient intervenir dans les décisions des équipes médicales.

Pour affronter ces décisions, les équipes soignantes peuvent bénéficier de l'aide au discernement par des cellules éthiques de soutien. Mais ça ne saurait suffire. Les soignants doivent aussi cultiver leurs forces de caractère, aussi appelées " vertus ". Celles-ci s'acquièrent notamment en travaillant à la compréhension de ses émotions pour leur accorder leur juste place dans la décision, en utilisant la révision émotionnelle. Particulièrement en temps de pandémie et de rareté, ces vertus des soignants sont l'équanimité, le courage et la justice.

Références

  • [1] T. Beauchamp & J. Childress (2001), Les principes de l'éthique biomédicale, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
  • [2] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 399.
  • [3] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 393.
  • [4] Voir P. Sanchez (2014), Justice pour les personnes handicapées, Grenoble, éd. PUG.
  • [5] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 400.
  • [6] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 382.
  • [7] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 383.
  • [8] Voir l'article clair et synthétique d'Axel Gosseries, " Trois questions éthiques sur la place des plus âgés dans la pandémie ", sur le site web The Conversation : theconversation.com/trois-questions-ethiques-sur-la-place-des-plus-ages-dans-la-pandemie-133822
  • [9] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 397.
  • [10] Idem.
  • [11] T. Beauchamp & J. Childress (2001), p. 398.
  • [12] T. Beauchamp et J. Childress (2001), p. 399.
  • [13] B. Baertschi (2013), L'éthique à l'écoute des neurosciences, Paris, Les Belles Lettres, p. 29.
  • [14] A. Comte-Sponville (1995), Petit traité des grandes vertus, Paris, Le Seuil, 2006, p. 12.
  • [15] www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/reponse_ccne_-_covid-19_def.pdf
  • [16] P. Le Coz (2007), Petit traité de la décision médicale, Paris, Le Seuil, pp. 102-103.
  • [17] P. Le Coz (2007), p. 100.
  • [18] Aristote (-350 av. JC), Ethique à Nicomaque, Paris, éd. J. Vrin, 1997, pp. 108-109. 

Philippe Sanchez est docteur en philosophie, membre du conseil éthique de territoire du Nord Pas-de-Calais au sein de l'espace éthique des Hauts-de-France et Formateur en éthique (Socrates)