Traçage ou traque ?
La pandémie du Covid 19 nous révèle toutes les incertitudes auxquelles sont confrontées les politiques et le système de santé.
Ceux-ci sont face à un dilemme : faut il viser l'immunité collective, à savoir que plus de 60 % de la population rencontre le virus et acquière une immunité ou faut il tout faire pour que le virus ne circule plus ? Viser l'immunité collective, c'est de fait prendre le risque de voir sacrifier les plus vulnérables (personnes âgées, patients atteints de pathologies chroniques, personnes fragiles ) Ce risque peut il être proposé et expliqué à la population ? Un risque fatalité en sorte. Nous avons comme tout être humain espéré le meilleur mais sommes nous préparés au pire ? Et puis qu'est ce que le pire, tous sans exception sommes destinés à mourir, laissons faire le hasard. Einstein avait dit " le hasard c'est le nom que Dieu prend quand il reste anonyme "
La deuxième question, c'est le choix de tout mettre en œuvre pour faire barrage à la diffusion du virus, cela relève d'enjeux tant sanitaires qu'économiques.
Le confinement a été décidé pour éviter l'engorgement et l'explosion du système hospitalier. Il semble avoir répondu en partie aux attentes des décideurs, tout en entraînant un coût économique et social si élevé qu'il annonce une crise financière majeure, jamais connue depuis la fin de la seconde guerre.
Nos gouvernants ont dû se poser la question de l'évaluation de la proportionnalité des risques. Le Covid 19 fait- il courir un risque supérieur à ceux de la vie courante et de nos activités habituelles ? Déceler les foyers de contamination implique de repérer les patients Covid, cela semble complexe au regard des incertitudes sur la contamination : porteurs asymptomatiques ou non, disséminateurs ou pas.
L'état d'urgence sanitaire nous a imposé une restriction de nos libertés. Dans son rôle protecteur, l’État fixe des règles nécessaires au jeu social. Il se doit d'assurer à la population sécurité et bien être. Pour autant quelles sont les limites que nous sommes prêts à accepter dans la réduction de nos libertés ? Nous avons déjà perdu celle de circuler, de se réunir, de consommer, mis à part les besoins essentiels. Maintenant on nous propose de consentir à un traçage de nos contacts, sans nous l'imposer.
Cela pose une question morale. Refuser sera-t-il vu comme une marque d'égoïsme, une absence d'altruisme ? Une nouvelle norme sociale se construirait à l'aune d'une culture sanitaire. Ou accepter serait perçu comme la recherche d'un bénéfice personnel, être détecté plus vite pour être soigné plus tôt. L'outil proposé a-t-il fait ses preuves, a-t-il une utilité ? Beaucoup d'interrogations sur le plan technique et juridique alimentent le débat actuel. Le recueil des données sera t-il centralisé ou pas, qui pourra les consulter et les utiliser ? Incertitudes sur la protection de ces données personnelles, durée de la conservation, quelle autorité contrôlera ?
Le gouvernement semble flotter. Des rumeurs circulant sur l'utilisation possible d'une application de traçage de la population (StopCovid) basée sur le volontariat. Puis non repris dans la communication ministérielle. Indécision ou incertitude tant sur la fiabilité technique que juridique ou l'acceptabilité sociale. Les enjeux économiques et géo-stratégiques sous-jacents, la place des géants du numérique compliquant la donne .
Ensuite nous voyons apparaître dans le projet de loi de prolongation de l'état d'urgence sanitaire une nouvelle mesure, une traque des patients Covid 19 reposant sur les médecins dont le médecin traitant. Dans la réglementation sur les maladies infectieuses, existent des dispositions sur le signalement et la déclaration obligatoire. Là on paraît changer d'ordre avec des brigades qui, suite au recueil d'informations librement consenties auprès d'un patient iraient enquêter au domicile pour remonter la chaîne de contamination. La dénomination " brigade " semble malhabile avec un sous entendu militaire ou policier.
Nous le voyons, beaucoup de réserves se font jour. Les experts discutent, s'expriment: du conseil scientifique en passant par l'ordre des Médecins, l'Académie de médecine, les sociétés scientifiques, les juristes. Parmi les avis, un des plus importants étant celui de la CNIL qui le 26 avril a précisé que ce projet d'application n'était pas anodin. Rappelant le gouvernement à la vigilance et demandant à être reconsultée. Le conseil national du numérique incitant à plus de transparence.
Les outils proposés sont ils efficaces et utiles pour justifier une intrusion de la société dans nos vies privées? Se posent les problématiques des représentations de la maladie, des rapports de l'individu à la société à laquelle il appartient. Pour beaucoup "La plupart des maladies obéissent au principe de la double causalité" une origine et une cause [1]. L'acceptabilité sociale des dispositifs de traçage et de traque sera liée aux interrogations que ce principe soulève chez chacun d'entre nous.
L'appel au devoir civique de chaque citoyen lancé par le gouvernement pose d'autres interrogations. Les individus ont le droit de ne pas savoir, de rester dans l'ignorance. Ils ont la liberté de ne pas choisir de médecin traitant tout comme ils peuvent décider de ne pas consulter et de ne pas se faire tester. C'est une parade au refus d'une intrusion dans la vie privée. Mais se pose alors la question de la responsabilité, tant pour soi que pour autrui et pour les médecins celle du secret médical. Le médecin doit il s'efforcer de convaincre son patient à révéler lui même ? L'article 49 du code de Déontologie précise que le médecin appelé dans une famille ou collectivité doit tout mettre en œuvre pour obtenir le respect des règles d'hygiène et de prophylaxie; Il doit informer le patient de ses responsabilités et devoirs vis à vis de lui même et des tiers ainsi que des précautions qu'il doit prendre. Mais dans le cas du Covid 19 les conséquences de cette révélation entraînent un préjudice important pour les personnes contacts en matière sociale, économique et affectivité avec des mesures d'isolement et de coupure de son entourage
La divulgation d'informations concernant des individus remet en cause le principe de protection de la confidentialité et pourrait faire fi de son autonomie. En bioéthique, lors d'enjeux de santé publique, le principe de bienfaisance primera le plus souvent sur celui de non malfaisance. Mais nous sommes dans une situation où pour le moment il n'y a pas de traitements validés disponibles ou de vaccins. Faut il communiquer à outrance, risquer de susciter des paniques, des comportements inappropriés ou imprévisibles ?
Les semaines à venir vont nous donner des pistes, des réponses sur l'acceptabilité sociale .
- Y aura t'il un afflux dans les cabinets médicaux pour se faire tester ?
- Les personnes détectées positives accepteront elles d'être isolées (débat sur l'endroit , chez soi ou dans des hôtels)
Le débat actuel nous rappelle les principes éthiques au centre de toute gestion du risque en santé publique: consentement éclairé, principe de précaution, justice, équité procédurale et décision prudentielle.
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Référence
- Suzanne Rameix, Fondements philosophiques de l'éthique médicale, ELLIPSES,1996
Dominique Peyrat est médecin généraliste, attaché au service d’addictologie du CHU de Lille et à l’EPSM Lille agglomération et membre de la commission consultative de l'EEHU de Lille.