Quel rapport au risque ?
QUEL RAPPORT AU RISQUE ?
Auteur : Stéphane Zygart, PhD
Analyser les motifs qui conduisent les populations à accepter le confinement peut permettre de comprendre comment les techniques sociales de lutte contre le Covid-19 pourraient durer, se transformer ou cesser. Les statistiques et leur évolution ne sont sans doute pas la clé pour saisir la façon dont les populations sont susceptibles de réagir aux mesures prises contre l'épidémie. Il entre en effet dans ces réactions une bonne part de représentations, de mise en rapport du hasard et de la mort de soi, ou des autres. Il faut réfléchir à ces représentations afin de pouvoir agir sur elles le cas échéant, et ainsi aider à la modification des dispositifs collectifs.
À première vue, deux raisons semblent avoir rendu acceptable le confinement. D'une part, toute une série d'arguments scientifiques a pesé (létalité, modalités et coefficients de contagion). D'autre part et corrélativement, une forte dimension d'incertitude (chiffres fragiles ou truqués, invisibilité du virus ou de la contagion) ainsi que le caractère mondial de l'épidémie ont provoqué la crainte. Comme dans toute peur, une perception partielle de choses par ailleurs inconnues a poussé à se protéger au maximum, sur les bases d'un savoir incomplet, et fatalement incomplet au quotidien.
S'en tenir là, cependant, serait négliger que d'autres solutions que le confinement pouvaient être tentées face à l'épidémie. D'abord celle dont la Corée du Sud est devenue emblématique : non pas confiner systématiquement, mais détecter, suivre, et confiner au cas par cas. Les raisons pour lesquelles ce dispositif a été écarté en France sont connues : le manque de moyens techniques (tests de dépistage et masques), et la protection des libertés (contre le croisement des données personnelles et de géolocalisation, moins nombreuses et moins faciles à colliger qu'en Corée du Sud néanmoins).
Existait aussi une autre solution dont l'examen amène au cœur du problème, celle de l'immunité de groupe par dissémination contrôlée mais à grande échelle du virus, dont il a été question au début de l'épidémie en France, mais aussi dans d'autres pays (Royaume-Uni, notamment). Cette solution a été partout abandonnée. Pourquoi, alors qu'elle fut proposée initialement, rien ne semble, pour l'instant, en avoir été retenu ?
Trois motifs peuvent être envisagés : des projections statistiques catastrophiques, le souci que les gens ont d'eux-mêmes, l'attention qu'ils portent aux autres. Le trop grand nombre de décès impliqués par la recherche d'une immunité de groupe aurait été intolérable. Ce sont les statistiques qui auraient pesé, sans qu'on trouve le moyen de présenter les chiffres de l'épidémie sous un jour rassurant : le chiffrage du nombre de malades évoque un risque collectif incessant (comme en Italie) quand celui du nombre de malades graves évoque un risque mortel (comme en France). En termes de représentation, l'effet est toujours désastreux. Comme, en outre, n'importe qui peut mourir du Covid-19 mais certains plus que d'autres, ces statistiques renvoient à deux sortes de risques qu'il ne semble pas que les gens aient été prêts à prendre : celui de faire mourir les populations vulnérables, celui de mourir soi-même.
Le virus provoque ainsi une représentation (et non une réalité) du hasard pur, par la possibilité qu'il a de tuer vite, n'importe qui, soi ou ses proches, sans remède absolument sûr. Rien de mathématique là dedans, mais une image qui a rendu l'immunité de groupe difficilement tolérable aux yeux des populations - comme l'a montré l'érosion de la participation au premier tour des municipales. Quoi qu'il en soit de la permanence du probabilitaire dans les questions de vie ou de mort au quotidien et de l'exposition permanente à des risques, quelque chose de non négociable est apparu au niveau collectif, non par la cause d'un effet de seuil statistique définissable ou d'un point de renversement précis, mais sous la forme d'un hasard absolu (et donc fictif) circulant en réseau entre soi, ses proches et les autres.
Une telle réaction de survie et de protection ne peut sans doute pas être comprise à partir de la connaissance des statistiques qu'ont les populations, mais elle ne doit pas non plus être naturalisée ou essentialisée, par exemple par les idées d'instinct de survie ou de tendance au soin, sous peine de manquer le plus important.
En effet, d'autres exemples historiques de maladies indiquent la possibilité de calculs, d'abandons, ou au contraire de prises de risque et de cohabitation avec les malades et les maladies. Chaque grande maladie épidémique possède historiquement certains de ces traits ambigus, et certains plus que d'autres. Les lépreux furent certes mis à l'écart, mais sans exclure les points de contacts et des rapports avec les populations " saines ", contrairement à l'idée répandue. Les pesteux furent quadrillés et bloqués, leurs maisons marquées (ainsi qu'il semble que cela ait pu être le cas en Chine, avec les malades du coronavirus). L'imprécision des vaccinations antivarioliques, et en particulier la justification de la vaccination par des statistiques fut au départ refusée, notamment pour des raisons morales. Le Sida alla de pair avec des prises de risques publiques et privées au sein de réseaux de solidarité. Les réactions aux épidémies sont irréductibles à la défense de toutes les vies ou à la fuite devant la maladie.
Il en va de même avec le coronavirus. On doit alors se demander comment, sur la longue durée, peuvent se mettre en rapport les contraintes et les risques pour soi et pour les autres en fonction de l'évolution des représentations et des pratiques. Par exemple, le " pic épidémique " lui-même est une représentation tout autant qu'un point statistique et qu'un repère pragmatique. C'est une représentation qu'il faut considérer dans ses rapports avec celle du hasard, dans cette épidémie : sera t-il plus tolérable après ce " pic " que n'importe qui puisse mourir en quelques jours, et certains plus que d'autres, malgré les soins hospitaliers, à cause d'une rencontre imprévisible avec une charge virale ?
Il est complètement inutile de jouer au devin, mais on peut essayer de poser le problème de la manière la plus claire possible. En l'absence de remède, une fois le pic épidémique passé, la vie sociale reprendra t-elle dans l'ignorance des risques pris par certains de ces membres, ou se modifiera t-elle en fonction d'un nouveau rapport à certaines contraintes sociales que des morts possibles rendront acceptables ? La modification des courbes statistiques n'expliquera sans doute pas tout et n'aura pas d'effet collectif à elle seule, pas plus qu'elle n'a de rapport mathématique avec l'idée de hasard pur. C'est la représentation et la place de la mort qui sont en jeu avec l'épidémie actuelle, a fortiori dans ses suites, même si celles-ci devaient être temporaires.
Stéphane Zygart est docteur en philosophie et enseignant à l'université de Lille