Tri des patients : deux membres de l'ERER répondent à Hospimédia

Dans un article publié par Hospimédia le 13 novembre Jérome Robillard présente à plusieurs médecins un puzzle case. Deux membres de l'espace éthique se sont prêtés à l'exercice sans s'y laisser enfermer.

Source Hospimédia (repris avec autorisation)

Hospimedia propose les points de vue de trois médecins issus de différentes spécialités. Chaque interlocuteur a répondu aux trois mêmes questions, avec notamment un scénario simplifié "hypothético-catastrophiste", afin d'appréhender les enjeux éthiques liés à cette nouvelle vague et guider la décision médicale.

Scénario fictif

Un conducteur alcoolisé (23 ans, Covid asymptomatique depuis deux jours, léger surpoids, fumeur) renverse une personne âgée (68 ans, diabète connu mais stabilisé, autonome jusqu'alors) avant de finir sa course dans un lampadaire qui tombe malheureusement sur une passante (43 ans, vient de se faire dépister un cancer du sein pendant l'opération Octobre rose, pas d'autres comorbidités connues). Ces trois patients arrivent à l'hôpital en même temps qu'un patient Covid+ transféré par un hôpital psychiatrique (46 ans, hypertension, suivi pour bipolarité et risque de suicide). Personne n'a rédigé ses directives anticipées, n'est immunodéficient, n'a de problèmes rénaux ou d'allergie connus et tous ont des paramètres sanguins dans la norme. Tous ont besoin d'un lit de soins critiques mais comme les hôpitaux du territoire sont débordés, un seul lit est disponible.


Réponse du Pr Cécile Manaouil, médecin légiste au CHU d'Amiens, docteure en droit et membre du conseil de territoire de Picardie

"Les obligations déontologiques restent les mêmes, quel que soit le contexte"

Pr Cécile Manaouil

 

Avec le respect de la volonté du patient, le refus de l'obstination déraisonnable est le critère sine qua non d'une décision collégiale de priorisation des patients, selon le Pr Cécile Manaouil, médecin légiste et docteur en droit.

 

 

 

 

Hospimedia : "Quels sont, selon vous, les principes éthiques généraux permettant d'éclairer les décisions de tri des patients ?

Cécile Manaouil : Le tri a toujours existé. En permanence, des médecins décident de ne pas admettre en réanimation, des chirurgiens décident de ne pas opérer. Le terme tri peut être choquant et n'est pas approprié. Il en est de même du terme de sélection des patients. Il s'agit en fait d'une discussion bénéfices-risques préalable à toute décision médicale. Ce tri est donc un choix raisonné et raisonnable du médecin. Dans l'idéal, le seul critère est de ne pas être dans l'obstination déraisonnable, tout en s'efforçant de respecter les choix du patient s'il a pu les exprimer. Ainsi, des choix sont faits tous les jours par les médecins, chacun à leur niveau et cela bien avant la crise sanitaire actuelle liée au coronavirus. Le généraliste à l'Ehpad peut décider d'adresser son patient aux urgences ou pas. Le médecin régulateur du Samu peut décider d'envoyer une ambulance, les pompiers, le véhicule médicalisé de Smur ou simplement donner des conseils à l'appelant. L'urgentiste a le choix d'hospitaliser ou pas son patient. Une fois hospitalisé dans un service de médecine, le médecin devra, en cas d'aggravation, décider de solliciter ou pas une place en réanimation. Plusieurs médecins vont intervenir et prendre chacun des décisions avec une gradation possible. Les échanges, au moins téléphoniques, entre professionnels doivent être l'occasion d'une concertation et non d'une simple demande de place.

Je ne pense pas que les "procédures de tri" aient été significativement modifiées lors de la première vague de début 2020, certes parfois au prix de transfert dans d'autres hôpitaux. Sans doute, des Samu ont pu refuser dans certains cas, de prendre en charge des patients trop âgés venant d’Ehpad. Certains ont pu considérer qu'un "tri" lié à l'âge a été tacitement mis en place. Il n'est évidemment pas possible d'affirmer que tous les patients pour lesquels une réanimation était justifiée et raisonnable au plan médical, ont pu en bénéficier, mais l'étude des réclamations adressées aux établissements et du contentieux à venir pourra nous en donner un aperçu.

Ce qui serait particulièrement choquant serait de ne pas pouvoir prescrire une sédation, faute de médicaments disponibles. Ce qui est choquant, ce serait un tri basé sur des considérations économiques ou uniquement sur l'âge du patient. Au lit du patient, il n’est pas acceptable de diminuer les doses d'antalgiques au motif qu'il faut garder du stock. Heureusement, certaines pénuries de médicaments, notamment anesthésiques, ont pu être anticipées pour affronter la deuxième vague. En revanche, ce n'est pas choquant de trier les patients lorsque les critères sont liés au patient lui-même. C'est en combinant trois critères que le médecin pourra prendre une décision :

  • recueil de la volonté du patient tant qu'il lui est encore possible de l'exprimer ;
  • gravité de la pathologie ;
  • état antérieur qui comprend l'âge du patient.

Les obligations déontologiques — tout spécialement des soins consciencieux, dévoués et conformes aux données acquises de la science — restent les mêmes quel que soit le contexte, y compris en période d'état d'urgence sanitaire. Si le nombre de patients à admettre en réanimation augmentait fortement, des médecins pourraient se retrouver face à des dilemmes éthiques, dans les conditions d'exercice de médecine de catastrophe, avec des besoins qui dépassent largement les capacités. Alors, il faudrait effectivement prioriser les patients avec pour objectif de sauver un maximum de vies.

N'ayons pas peur de dire que les patients en provenance des Ehpad ne seront pas prioritaires pour une admission en réanimation. Faute de pouvoir faire mieux, le plus douloureux pour un médecin, après avoir épuisé toutes ses ressources, est d’avoir à déterminer, parmi ses patients, celui qui a le plus de chances de survivre. La décision repose sur le médecin, même assortie d'une appréciation collégiale, et c'est à la fois un honneur et une lourde charge morale d'honorer le serment d'Hippocrate.

Il faut éviter que des contraintes politiques ou administratives ne puissent imposer aux médecins des critères de prise en charge prédéterminés. Si les protocoles sont utiles ainsi que des grilles d'évaluation, cela doit rester des guides d'aide à la prise en charge élaborés par les médecins eux-mêmes après discussions entre pairs. La décision doit revenir en dernier lieu au médecin en charge du patient, et c'est lui qui devra s'en expliquer en cas de contentieux, face à des experts désignés par les juges.

H. : Face au scénario hypothétique proposé (voir première partie), qui choisiriez-vous et pourquoi ?

C. M. : Il est impossible de hiérarchiser et de choisir entre ces quatre patients. La situation sera de toute façon plus complexe puisque les lits de soins critiques sont séparés entre les Covid+ et les autres. Donc l'admission se fera selon que le lit disponible est en unité Covid ou pas. Les patients pourront être transférés dans un autre établissement de santé, public ou privé, ou hébergés dans un autre service ou parfois rester de longues heures aux urgences en attendant une place. Une discussion devra avoir lieu sur la nécessité, absolue ou non, d'un lit de soins critiques et sur la possibilité de faire sortir un peu plus rapidement d'autres patients pour libérer un lit en soins critiques. S'agissant des patients à prendre en charge dans le cadre d'une urgence traumatique, un bilan sera réalisé pour évaluer les lésions et une décision d'arrêt de soins ne peut être prise qu'après ce bilan. Chacun de ces patients doit être pris en charge. La question d'un tri se pose pour des personnes beaucoup plus âgées, donc concrètement pas avant 70 ans voire 80 ans ou atteintes de pathologies plus lourdes. Concernant les directives anticipées, elles interviennent si le patient n'est plus en état de s'exprimer. Tant qu'il peut s'exprimer, il faut favoriser le dialogue direct avec le patient.

H. : Quel cadre préconisez-vous pour prendre cette décision ?

C. M. : Il n'est pas choquant de trier les malades à condition que ce soit dans le cadre d'une réflexion bénéfices-risques de chaque décision et dans la mesure du possible, en respectant une procédure collégiale en sachant que plus le temps est contraint, plus c'est difficile. La loi prévoit cette collégialité. La décision est prise par le médecin en charge du patient après concertation avec l'équipe de soins, sur l'avis motivé d'au moins un médecin appelé en qualité de "consultant", dans le respect des directives anticipées et, après avoir recueilli auprès de la personne de confiance ou, à défaut, auprès de la famille ou de l'un des proches le témoignage de la volonté exprimée par le patient. Concrètement, les paramédicaux doivent participer à la discussion mais c'est le médecin en charge du patient qui, au final prendra la décision.

Ces dernières années, les procédures collégiales se sont nettement étendues montrant une implication de plus en plus forte des médecins pour tracer la discussion bénéfices-risques, indispensable à une médecine de qualité et éviter l'obstination déraisonnable.

La loi exige l'absence "de lien de nature hiérarchique" entre le médecin en charge du patient et le médecin consultant. Ce lien entre médecins n'est pas défini dans les hôpitaux publics. Contrairement à ce que l'on entend souvent, il ne s'agit pas forcément d'un médecin d'un autre service de l'établissement, ni d'un médecin qui n'a pas pris en charge le patient auparavant. Le consultant peut être un médecin du même service mais a priori pas le praticien responsable d'unité fonctionnelle, le chef de service ou le chef de pôle. Il n'y a pas non plus d'exigence d'avoir des médecins de diverses spécialités même si cela se fera naturellement par exemple en réanimation avec l'intervention du chirurgien ou du médecin spécialiste d'organe. Aucune spécialité n’est imposée et c'est heureux car il faut laisser un espace de liberté au médecin pour s'adapter à chaque situation, surtout en fonction des moyens et du temps disponibles."


 Réponse du Dr Pierre Valette, chef de service du SAMU 62, docteur en philosophie et membre du conseil de territoire du Nord Pas-de-Calais

https://www.ethique-hdf.fr/fileadmin/user_upload/photos_auteurs/valette2.jpg

 

"Aujourd'hui, ce n'est pas la nature de l'activité médicale qui a changé, mais le degré"

 

Face à la cacophonie autour du tri, le Dr Pierre Valette définit les contours du tri médical, ni arithmétique ni dogmatique ni bureaucratique ni démocratique. Il insiste plutôt sur la responsabilité et la collégialité des médecins.

 

Hospimedia : "Quels sont, selon vous, les principes éthiques généraux permettant d'éclairer les décisions de tri des patients ?

Pierre Valette : Le tri médical tient une place particulière dans l’imaginaire collectif, médical ou non, tant il renvoie à d'autres formes de tri qui ont laissé une trace indélébile dans l'histoire de l'humanité : tri social, tri racial, tri ethnique, tri des personnes selon leur âge, leur sexe, leur religion, etc. On assiste depuis le début de la pandémie à une cacophonie où, sur les plateaux de télévision ou les ondes radiophoniques, médecins, spécialistes de sciences humaines, personnalités politiques ont un avis bien tranché sur la question du tri des patients éligibles à une entrée en réanimation : "Y a qu’à… Faut qu’on…". D'abord, il ne s'agit pas de triage, terme trop souvent employé, mais de tri médical et l'expression prend un sens totalement différent selon le niveau d'occultation de l'adjectif "médical". En effet, la dimension médicale du tri est cruciale.

Le tri médical est épistémique par conception et éthique par destination.

Si le tri médical se situe aux limites de l'éthique médicale, il ne se place pas pour autant en dehors. Le tri médical ne convoque pas une nouvelle éthique pour venir à la rescousse de médecins désemparés, dont le trouble, issu de la confrontation inédite à une situation exceptionnelle, les pousse en dehors du cordon sanitaire de la bonne conscience quotidienne. La rareté des ressources hospitalières est bien connue des médecins urgentistes en situation normale. Le tri est intégré dans l'acte de régulation médicale au Centre 15 du Samu : qualifier, c'est-à-dire aussi trier, agir, c'est-à-dire parfois trier, orienter en fonction des places disponibles, c'est-à-dire toujours trier. Trier, c'est penser. Régulièrement, plusieurs fois par jour, le médecin aux urgences s'entend dire "désolé, je ne peux pas prendre ton patient, je n'ai plus de place". Aujourd’hui, ce n'est pas la nature de l'exercice médical qui a changé mais le degré. Toute l'énergie nationale est dépensée ("quoi qu’il en coûte") pour qu'aucun patient nécessitant des soins intensifs ne soit laissé pour compte : augmentation du capacitaire de lits de réanimation et de soins continus, redéploiement du personnel médical et paramédical, du matériel vers les unités dopées afin que nul ne meure faute d'un accès au juste soin, afin que gravité et vulnérabilité ne s'excluent pas mutuellement.

H. : Face au scénario hypothétique proposé (voir première partie), qui choisiriez-vous et pourquoi ?

P. V. : Le "scénario hypothético-catastrophique" est un puzzle-case dont sont friands les anglo-saxons, médecins, philosophes ou non. De nombreux romans et films ont pour ressort les conflits de conscience taraudant des protagonistes poussés par les circonstances à faire des choix crève-cœurs. Ainsi dans le classique Seven Waves Away ou Abandon Ship selon les copies (Pour que les autres vivent en version française) réalisé en 1957 par Richard Sale, plus d'une vingtaine de personnes occupent un canot de sauvetage prévu pour dix après le naufrage d'un navire de plaisance. C’est au commandant en second, interprété par Tyrone Power, que revient la décision de choisir qui survivra et qui mourra. Les personnes aux activités "non essentielles" seront-elles sacrifiées pour que vivent celles aux fonctions "essentielles" ? En France, on parle plus sobrement de "casse-tête éthique" pour reprendre la formule du Pr Michel Hasselmann de l'université de Strasbourg (Bas-Rhin). Le conducteur tabagique alcoolisé de 23 ans, le ou la diabétique de 68 ans (on ne sait pas si c’est un homme ou une femme), la cancéreuse de 43 ans, le psy hypertendu Covid+ de 46 ans… autant de désincarnation, de rabougrissement de la personne humaine, placés ici pour biaiser le jugement de médecins non avertis.

Le tri médical n'est ni arithmétique ("il n'y aura pas de place pour tout le monde !") ni dogmatique ("on fait comme ça parce qu'on a des consignes qui valent pour tout le monde !") ni bureaucratique ("chacun son tour, les uns après les autres, ce n'est pas la peine de doubler !") ni démocratique ("tous égaux, tous à la même enseigne quel que soit le besoin de chacun !").

La priorité est à la gravité de la pathologie et à la pertinence du projet thérapeutique selon des critères collégiaux. Il n'est pas non plus figé dans le temps. Des personnes peuvent voir au fil des heures leur pronostic s'améliorer et inversement. Le tri médical est vivant tant que le malade reste en vie. Mais surtout, l'écueil des scénarios hypothético-catastrophiques est le côté numerus clausus de la situation pour reprendre l’expression de Frédérique Leichter-Flack. Le nombre de lit n'est pas définitif. Nous ne sommes pas en guerre : les moyens de communication ne sont pas coupés, les axes routiers et couloirs aériens restent libres. Ainsi des patients ont été et seront à nouveau transférés en Allemagne pour faire de la place. Ils ne seront pas euthanasiés comme dans le film Soylent green (Soleil vert) de Richard Fleischer sortie en 1973 et tiré du roman de Harry Harrisson Make Room! Make Room! (Faites de la place ! ).

H. : Quel cadre préconisez-vous pour prendre cette décision ?

P. V. : Certes, les sociétés savantes ont proposé des recommandations de bonne pratique, mettent régulièrement à jour les connaissances sur la maladie nouvelle. La HAS en lien avec le Collège de la médecine générale et la Société de pneumologie de langue française publie un document relatif à la prise en charge à domicile des patients atteints de Covid-19 et requérant une oxygénothérapie traçant une ligne de partage entre deux profils de patients : ceux qui sortent d'hospitalisation et ceux qui ne sont pas (encore) hospitalisés.

L'éthique du tri médical ne relève pas du prêt-à-penser, elle demande du cousu-main pour se jouer au cas par cas.

Les guidelines, algorithmes, recommandations… si puissants et aidants soient-ils, ne se substituent pas à la décision médicale prise en pleine responsabilité. Aussi, cette décision est nécessairement pluridisciplinaire et c'est l'élément positif de la crise : le médecin n'est plus seul dans son coin pour jouer le sort du patient qu'il prend en charge. Le colloque n'est plus singulier. Des stratégies d'établissement sont décidées en amont lors de réunions de crise, elles sont partagées avec les ARS et épaulées le cas échéant. Les tactiques à hauteur d'homme, dites de terrain, font appel à plusieurs spécialités : réanimateurs, infectiologues, pneumologues, urgentistes, gériatres, etc."


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