Traçage épidémiologique et systématicité informatique (StopCOVID- texte N°2)

Le groupe de reflexion de l'espace éthique des Hauts-de France (Nathalie Assez, Alain de Broca, Louis de Carbonnières, Robin Cremer, Nathalie Ducarme, Marie Lamotte, Yann Serreau, Margaux Taccoen, Stéphane Zygart) propose une série de textes sur le traçages des porteurs du virus de la Covid-19.

Ce second texte examine l'intérêt de l'outil informatique.

 

Ces textes signés de leur auteur reflètent tous des points de convergence (accord fort ou accord faible) identifiés lors des discussions du groupe.

Stéphane Zygart, docteur en philosophie et enseignant à l'université de Lille

 

Traçage épidémiologique et systématicité informatique  

Stéphane Zygart   

 

La puissance des moyens informatiques actuels pourrait être un argument en faveur du traçage des malades du Covid19. En effet, non seulement elle faciliterait ce traçage, en réduisant par exemple les coûts de main d'œuvre des brigades sanitaires. Mais elle permettrait également d'effacer les limites techniques de tout traçage, en rendant possible des suivis exhaustifs en temps réel qui étaient jusqu'ici hors de notre portée, et qui pourraient s'avérer d'une grande utilité épidémiologique, au présent et pour l'avenir. En d'autres termes, l'usage de moyens informatiques rendrait plus facile les collectes de données habituelles en temps d'épidémie, et ouvrirait à de nouveaux horizons de contrôle et de compréhension de celles-ci.

Du point de vue de la facilitation de la collecte des données, deux aspects des outils informatiques peuvent être plus particulièrement mis en avant, leur fiabilité et leur neutralité, rendues possibles par l'automaticité des solutions informatiques. Parce que les agents humains n'auraient plus qu'à interpréter les données sans être impliqués ni dans leur identification ni dans leur archivage, le suivi des épidémies échapperait à tout un ensemble d'erreurs, voire d'hésitations ou de compromis humains. L'automaticité de la collecte ne tromperait pas, elle ne tergiverserait pas non plus.

On se trompe sans doute en pensant de la sorte. D'une part en effet, la fiabilité des outils informatiques est soumise, comme toutes les techniques, à une multitude de détournements possibles. Les enjeux du piratage viennent immédiatement à l'esprit. Mais d'autres trucages sont envisageables. Certains usages des appareils peuvent dévoyer les applications de type StopCovid sans qu'il soit besoin d'aucune compétence informatique. On peut par exemple songer à poser le téléphone portable d'une personne infectée par le Covid19 à côté de celui d'un éventuel concurrent pour perturber les activités de celui-ci pendant quelques temps (Pour cet exemple de détournement d'usage et d'autres possibilités, voir ce lien). D'autre part, la neutralité mécanique des outils informatiques fait plutôt leur faiblesse que leur force face à une épidémie. Loin de rendre les gens égaux les uns aux autres face aux effets de celle-ci, ces outils en soulignent en effet les inégalités en fonction des équipements des uns et des autres, et des compétences différentes dans la maîtrise des outils disponibles. L'automaticité des techniques, ensuite, n'est jamais complète : de la même façon qu'on peut répondre à un téléphone qui sonne, on peut réagir ou pas à un signalement. Il faut donc dans tous les cas un consentement à l'usage des techniques, faute de quoi elles ne peuvent être que mutilées, amoindries, maquillées. Et l'automaticité elle-même, enfin, n'est pas forcément un avantage. Face à des enjeux sanitaires, s'en remettre à elle néglige l'importance des médiations et des accompagnements lors de l'annonce d'une maladie probable, qui plus est lorsque cette maladie est transmise par contagion, ce qui ne manque pas de provoquer des doutes et des interrogations chez les malades potentiels à l'égard de toutes les personnes qu'ils ont pu rencontrer.

Si l'informatique n'est pas d'une efficacité miraculeuse face au Covid19, ne nous permettrait-elle pas néanmoins de nouveaux suivis épidémiologiques qui, bien que lacunaires, nous offriraient de nouvelles possibilités très précieuses ? De ce point de vue, ce sont deux horizons qui sont habituellement mis en avant et qui se complètent : celui des suivis longitudinaux des individus et celui de l'exhaustivité des données obtenues sur les collectifs (Sur la corrélation de ces deux ambitions, voir par exemple Gianuca Manzo, Les réseaux sociaux dans la lutte contre le Covid19, publié sur le site La vie des idées, 21 avril 2020, disponible en ligne).

Là encore, ces horizons sont illusoires et sont formés de mirages. D'un côté, les récoltes informatiques ne rendent pas plus aiguës la singularisation et la précision des traçages que les enquêtes par brigade. Indépendamment de la possibilité de parvenir à une modélisation fine des processus épidémiologiques par des échantillons de population, tout un ensemble de perceptions, d'actes dont les individus infectés se souviennent, échappent aux dispositifs électroniques d'enregistrement. Dans le meilleur des cas, enquête et informatique sont complémentaires. Et même alors, le bruit informationnel des dispositifs automatiques d'enregistrement en éteint considérablement les avantages. Par exemple, en se basant sur un signalement par Bluetooth des personnes croisées à un mètre de soi - principe de fonctionnement envisagé pour StopCovid - combien de personnes croise t-on à moins d'un mètre de distance sur un trottoir urbain en temps de déconfinement, et comment différencier dans les alertes des téléphones celles qui sont provoquées par les personnes croisées dans la rue de celles qui ont trait à des queues dans des commerces fermés ? À supposer ensuite qu'un critère de durée des contacts soit ajouté pour réduire les croisements de personnes insignifiants d'un point de vue épidémiologique, comment garder, alors, la trace de l'éternuement des passants fugaces ou des expirations puissantes des joggeurs ? Les filets électroniques ne peuvent être à eux seuls que trop étendus et trop larges pour cibler véritablement les individus de manière pertinente.

De l'autre côté, l'ambition de l'exhaustivité est suspendue à toutes les difficultés précédentes qui la rendent sans aucun doute inaccessible - problèmes du consentement, du taux d'équipement, du type d'information discernable par des moyens électroniques. Elle pose également un problème particulier, bien connu mais crucial, qui est celui de la disproportion entre les données recherchées et les effets revendiqués de la collecte de ces données. Pour juguler actuellement l'épidémie de Covid19, une connaissance totale de son déploiement n'est pas nécessaire. Quant aux recherches futures qui seraient opportunément permises par le recoupement du maximum de fichiers et de traceurs possibles - téléphones, profils de réseaux sociaux, bases de données médicales et médico-sociales - il faut non seulement souligner qu'elles iraient de pair avec la disparition du secret médical et de ce qu'il garantit sur les informations données par les patients, puisque les recoupements possibles d'un grand nombre de données diverses excluent tout maintien d'un anonymat ou d'un pseudonymat. Mais, au-delà des enjeux épidémiologiques, les conditions de possibilité de ces recherches à mener des bases de données hypothétiquement complètes soulèveraient aussi des questions politiques fondamentales, suivant les mises à disposition et les usages des données qui seraient possibles. En effet, parce qu'il s'agit de dispositifs complexes d'ingénierie, les outils informatiques sont d'un contrôle public très difficile, alors qu'ils justifient, a contrario, l'intervention d'acteurs spécialisés et privés, notamment à cause des brevets technologiques en jeu (Pour un exemple de ces difficultés d'ordre juridique et technique, voir Application StopCovid : la France isolée dans son bras de fer avec Apple et Google, Le Monde du 28 avril 2020.

En résumé, si l'usage de l'informatique est évidemment souhaitable pour contrôler l'épidémie de Covid19 et les épidémies en général, la systématisation par des moyens informatiques d'un traçage paraît à la fois inutile et nuisible. Des applications de type StopCovid provoquent des effets d'inégalité - et donc des tensions sociales - face aux maladies en fonction des accès aux moyens techniques, tout en démultipliant les risques de soupçons et de paniques individuelles et collectives. La singularisation des parcours ne peut pourtant pas être atteinte par des moyens exclusivement électroniques, alors que la recherche de données exhaustives est un horizon à la fois inutile épidémiologiquement, impossible techniquement et précaire politiquement. Même en termes d'utilité marginale et sans en attendre de miracle ou de perfection, la simple proposition d'un traçage systématique par des moyens informatiques risque de produire des leurres et des déséquilibres bien plus nuisibles et déceptifs que les apports de sa mise en œuvre partielle.