Sommes-nous en guerre ?

 

Par Pierre Valette et Robin Cremer (5 avril)

Robin Cremer MD, PhD & Pierre Valette MD, PhD

 

SOMMES-NOUS EN GUERRE ?

(édité le 8 avril)

 

Auteurs : Pierre Valette MD, PhD et Robin Cremer MD, PhD

Dans un système de santé ébranlé par l’épidémie de Covid-19, il est bienvenu que les sociétés savantes se soient mises au travail pour aider leurs membres à adapter leurs pratiques à cette situation exceptionnelle. Il est bénéfique qu’elles fassent preuve d’une inventivité remarquable pour maintenir la relation et la communication entre leurs sociétaires, condition nécessaire à la poursuite d’une action raisonnée et coordonnée. Cependant, précisément parce qu’elle oblige à faire vite, cette période de crise est propice à débordements.

Depuis peu, circule dans les milieux professionnels un document élaboré par une société savante renommée, en association avec le service de santé des armées, intitulé « Priorisation des traitements de réanimation pour les patients en état critique en situation d’épidémie de COVID-19 avec capacités limitées ». Quand on le lit posément, il est évident que c’est un document « pour le cas où ». Il est écrit par des gens qui savent de quoi ils parlent et s’inspire directement des principes de tri de la médecine militaire et de ceux de la médecine de catastrophe qui en est la fille aînée. L’objet de ce billet n’est pas de critiquer la qualité de ce document, mais son utilité actuelle et, surtout, la pertinence de sa diffusion.

 

Sommes-nous en guerre ? Un examen rapide et superficiel de la situation actuelle pourrait le laisser penser. En guerre sanitaire en tout cas.

Au début de l’épidémie, nous étions, comme disent les militaires, dans le « brouillard de guerre ». La crise était difficile à décoder : à la fois nouveau virus, vu comme une nouvelle arme de propagation massive, mais avec un air de famille avec un virus bien connu du début des années 2000 : le SARS-Cov. D’où l’un de ses noms ; le SARS-Cov 2. Comme il y eut les V1 et les V2 durant la dernière guerre mondiale.

Il a fallu se protéger face à cette menace qui nous venait de Chine : les masques devaient être les casques antibalistiques des fantassins de tout ordre : médecins généralistes, infirmières et infirmiers libéraux, aides-soignant(e)s et autres aides à domicile. Les équipements de protection individuelle (les EPI), étaient assimilés à des gilets pare-balle. Et comme à chaque guerre, en France, nous n’étions pas préparés : pas assez de stocks.

Il a fallu aussi s’armer le plus vite possible. Réquisitionner des armes défensives comme les ventilateurs de réanimation, les curares, les antibiotiques… mais aussi proposer en urgence des armes offensives nouvelles comme la chloroquine du savant de Marseille.

Le soldat-soignant est devenu un héros, mais aussi une ressource rare qu’il faut rapidement remettre sur pieds lorsqu’il est malade. Les cellules d’urgences médico-psychologiques (CUMP) ont retrouvé une mission qui avait fait les beaux jours de la psychiatrie de guerre britannique.

Comme en temps de guerre, il y a des restrictions des libertés individuelles : le confinement, par endroits le couvre-feu. Comme en temps de guerre, ces mesures ont été globalement bien acceptées, alors qu’elles auraient été qualifiées de liberticides quelques semaines avant. Pour certains même, les transgresseurs sont vus comme des collabos du virus susceptibles d’être dénoncés.

Alors, faut-il déjà économiser les moyens, réutiliser les EPI et pratiquer des trachéotomies précoces pour accélérer le sevrage et libérer des ventilateurs ? Peut-être ponctuellement et provisoirement, selon les conditions locales. Faut déjà trier par âge, par facteurs de risque, par "utilité sociale" ? Un soignant doit-il être prioritaire sur un opérateur de l'État, lui-même soigné avant un oisif confiné ? Certainement pas de manière mécanique. Et surtout, faut-il déjà, par souci d'efficacité, donner quitus d'avance à des soignants qui décideraient seuls, au motif qu'ils sont au front et qu'ils ont suivi un algorithme d'exception ? En aucun cas.

 

En réalité, ces procédures de médecine de guerre et de médecine de catastrophe ont pour postulat commun le dépassement des ressources face aux besoins de soins urgents. C’est dans ces situations exceptionnelles et provisoires qu’elles sont salvatrices. Mais nous n’en sommes pas là.

L’infection virale est une crise sanitaire à cinétique lente si on la compare aux situations de médecine de catastrophe. Elle touche n’importe quel individu de la population, mais ne circule que parce que l’homme la véhicule.

Nous ne faisons pas de la médecine de guerre, nous ne sommes pas en guerre. Les malades à prendre en charge ne sont pas homogènes comme le sont les jeunes soldats en excellente condition physique, mais des personnes disparates, plus ou moins âgées, avec parfois de lourds antécédents médicaux. Ils ne présentent pas des blessures de guerre mais des atteintes diffuses du parenchyme pulmonaire et des comorbidités. Le virus ne s’intègre pas dans les catégories d’ami et d’ennemi.

Nous ne sommes pas non plus dans la position du « médecin trieur » de la médecine de catastrophe qui seul, instantanément, doit faire face à plusieurs blessés graves. La cinétique de la maladie nous donne le temps de délibérer, même s’il faut accélérer les procédures.

Les hôpitaux ne sont pas détruits, ils ont même augmenté leur capacité en médecine intensive. Les moyens de communication sont en parfait état, le téléphone fonctionne et les visioconférences n’ont jamais autant été utilisées. Les moyens de circulation routiers, ferroviaires, aériens ne sont pas coupés. Des TGV sont affrétés pour transporter des malades sous assistance respiratoire vers les régions de France moins touchés par le virus. Des norias d’hélicoptères et d’avions sanitaires déplacent les patients vers les établissements les moins en tension…

Des ventilateurs de réanimation sont en cours d’acheminement depuis les usines de production, les médicaments vétérinaires vont remplir les pharmacies hospitalières, les imprimantes 3D vont pallier la pénurie de circuits de ventilation…

La population confinée ne meurt pas de faim. Les systèmes d’épuration des eaux usées, de ramassage des déchets sont toujours opérationnels.

Et surtout, nous ne sommes pas seuls et isolés au front. Nous avons un peu de temps et les ressources humaines nécessaires pour maintenir des soins à chaque fois singuliers, cousus main pour chacun. Dans la crise sanitaire que nous vivons, nous avons encore la possibilité de sanctuariser un temps de collégialité pour nos décisions et un temps de concertation pour accroître notre intelligence collective. Plus que jamais, nous avons besoin de médecins, de managers, de responsables politiques inventifs qui ne se laissent pas exclusivement guider par des algorithmes décisionnels, tout bien pensés soient-ils. Et pour que nul ne meure trop tôt, dans la souffrance et l’isolement comme malheureusement en temps de guerre.


Pierre Valette est médecin et docteur en philosophie, chef de service du SAMU du Pas-de-Calais. Il est membre du conseil d'orientation de l'espace éthique des Hauts-de-France et auteur de l'ouvrage "Ethique de l'urgence, urgence de l'éthique", PUF, 2013

Robin Cremer est médecin et docteur en éthique médicale, coordonnateur adjoint de l'espace éthique du CHU de Lille et directeur adjoint de l'espace éthique régional des Hauts-de-France